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QUEL EST VOTRE RAPPORT À LA RATURE ? ÊTES-VOUS UN(E) FÉTICHISTE DU BROUILLON ? (CONFESSION : IL M'EST ARRIVÉ PAR UNE SORTE DE SUPERSTITION DE RECOPIER QUELQUES BIFFURES D'UN FEUILLET MOBILE À UN CARNET...)

Murièle Modély : Fétichiste du brouillon, mais plus de la rature, je corrige, copie, colle, enregistre.

Marianne Desroziers : Moi aussi j'écris sur ordi donc les ratures et corrections ne se voient pas. Je pense de plus en plus qu'écrire c'est réécrire, corriger, refaire. C'est là que se trouve le travail de l'écrivain, dans cette sculpture de la phrase pour essayer d'approcher de ce que l'on veut vraiment dire.

Stéphane Bernard : Autre série de questions pour tous (et qui me vient grâce à votre réponse, Murièle) : A partir de quand considérez-vous tenir une nouvelle version ? Au premier mot changé ? Dès une simple virgule changée en point ? Ou attendez-vous des variations plus conséquentes avant d'affirmer détenir une nouvelle mouture ?... Oui, Marianne. Et puis il y a aussi le raturage mental, le travail de réécriture en amont de l'écriture « physique », l'amorce du premier brouillon encré ou électronique. Je sais que je suis attaché au brouillon papier à cause de deux choses : un besoin de fixer dans l'urgence (car je tape très lentement) ; mais surtout le transfert, peut-être, d'une activité picturale à laquelle j'ai fini par renoncer.

Murièle Modély : J'ai des carnets, mais souvent pour noter des bouts de phrases entendus, des extraits de livres lus, mes propres mots aussi bien sûr (mais évidemment quand les mots me viennent, la plupart du temps je n'ai rien sous la main). Le travail mental préalable à l'écriture, la sédimentation est nécessaire avant le papier ou l'ordi... Ce que l'ordi a changé ? Une astreinte d'écriture, de mise en chantier, de maturation, de construction d'un fil.

Brigitte Giraud : J'écris sur l'ordi, donc invisibilité de la rature. Mais je ne me passe pas de calepins. Écrire avec un stylo, barrer, biffer, reprendre et autres rognures.

Murièle Modély : Autre point de vue : Louis Scutenaire dit cela dans Mes inscriptions (Labor, 1990) :
En règle générale, je ne poursuis pas mes inscriptions le doigt sur la plume. Presque toujours, elles s'offrent à moi qui les note sans retouche.
Leurs façons me font songer à un colombier, qui serait mon esprit, ménagé tout en haut de la maison, sous les combles, sans porte qui permette d'y entrer de l'intérieur et même sans échelle pour y conduire.
Les pigeons y vivant sortent par des ouvertures pratiquées dans le toit et, pendant qu'ils se pavanent dans la gouttière ou sur la pente, mes grands bras les saisissent, les empaillent et, souvent sans lisser leurs plumes, les rangent dans l'armoire : mon carnet.
Ces pigeons ne s'envolent jamais. Parfois, mes grands bras occupés ailleurs ou trop lents, il arrive que les oiseaux leur échappent, rentrent au colombier. Plus tard, je suis bien assuré qu'ils en ressortent ; mais pour ne les avoir aperçus qu'une fois, il est bien rare que je les reconnaisse ; peut-être aussi ont-ils un peu changé.

Stéphane Bernard : Belle citation... Je finalise par contre mes textes sur PC. Il n'y a rien de mieux aujourd'hui tout de même pour permettre un recul. Mais j'ai découvert que je me perdais trop vite en travaillant directement sur lui. (Et même s'il faut savoir se laisser dériver.)

Perrin Langda : Je me suis mis à écrire sur papier depuis peu, parce que trop d'ordi. Mais je finis toujours sur PC. J'écris parfois plusieurs pages Word pour obtenir un petit poème qui ne retient que l'essentiel(enfin selon moi). Le reste part souvent à la poubelle, pas toujours mais un peu au hasard. C'est pas très organisé, j'ai un fichier brouillon où j'empile les ébauches à la suite. Une fois qu'un poème est fini je colle la version finale dans un fichier individuel, ou dans le recueil en cours, et le plus souvent j'efface le reste. Des fois j'oublie. Des fois j'ai l'orgueil de penser qu'il pourrait être intéressant de garder les ébauches.

Stéphane Bernard : Oui, c'est parfois intéressant de pouvoir jeter un œil sur les ébauches. Et puis de temps en temps, peut-être un regret quant au choix final ? Même s'il faut bien « finir ».

Catherine Ferrière Marzio : J'écris directement sur le PC, je taille dans la masse en effaçant parfois des phrases entières : je ne conserve donc pas les traces de mes tâtonnements.

Stéphane Bernard : Question à tous : Vous forcez-vous (au moins un peu) à jeter parfois pour réduire cette plus ou moins grande complication du choix ?

Murièle Modély : Ouais, j'ai un sous-dossier « Archives » les versions définitivement abandonnées finissent là (ouais ne creusons pas plus loin la non utilisation de la corbeille).

Stéphane Bernard : Une sorte de faux cimetière pour versions, Murièle, où on peut tout de même revenir chercher un cadavre... au cas où.  (Oui, n'allons pas plus loin.)

Murièle Modély : Que les morts restent avec mes morts.

Al Denton : J'écris avec beaucoup de ratures et de notes à la marge, essentiellement à la main donc. Et je jette énormément de choses de façon définitive - et encore, pas autant qu'il faudrait.

Stéphane Bernard : Nous sommes donc au moins deux à écrire comme ça. Et vos ratures sont-elles insondables ? Ou la zone noircie laisse encore une chance au déchiffrement ?

Al Denton : Non, on peut lire derrière, sauf accès de colère.

Cédric Bernard : J'ai encore quelques fichiers contenant les écrits et brouillons d'ado-adulescence. ça fera peut-être rire ma progéniture à la vieillesse. J'écris beaucoup sur carnet, surtout les « choses courtes », rapides, urgentes (ne pas oublier, perdre). Beaucoup de choses tournent longtemps avant de sortir. Il y a beaucoup de ratures dans la tête, donc parfois peu (mais quand même) sur le texte. Néanmoins, « retaper » le texte sur PC est parfois fastidieux niveau temps, alors j'avoue rédiger de plus en plus directement sur PC. Où ne reste que la version définitive (à contrario, je conserve les brouillons papier et carnets finis)... Et puis l'hybridation : apprécie pas mal imprimer une version en cours, la coller sur carnet, et retravailler ainsi dessus, surtout pour les textes d'une certaine longueur. Meilleure vue d'ensemble (visibilité des changements par rapport aux versions, élagage en « gros », déplacement fléché, etc.). Ensuite, se pose la question (élargissement) du sensible, dans le cadre où certains textes « photographient » un moment donné, un état d'esprit, un quelque chose qui, passé, ne permet plus (pour moi) d'être retravaillé plus tard. (Avez-vous) une sorte d'état d'urgence pour certains textes qui interdisent la rature (une fois « décontextualisé de ») ?

Stéphane Bernard : Merci, Cédric. De répondre à mes petites questions et d'en poser une (ce qui est non seulement autorisé ici mais vivement souhaité - eh oui, histoire de laisser un peu plus de temps à ma paresse). Et je dirais : non, je ne crois pas. Le haïku ? Peut-être que les ratures sont de petits rochers, de petites couvertures qui me mettent à l'abri de finir.

Cédric Bernard : Je me souviens du texte du héron (le premier que j'ai lu je crois). Pas un haïku, pourtant un instant fixé (mais certainement très raturé). C'est là que tu m'as accroché.

Stéphane Bernard : D'un coup de bec ? Oui, de belles ratures pour celui-là, et il en mériterait d'autres. Mais même ce que l'on rate fonctionne parfois. On tenait à ceci mais l'on tient cela, et qui marche, mais l'échec en amont n'a pas disparu sous le gain autrement chanceux.

La Nouille Martienne : Je m'autocorrige beaucoup et ai tendance à ne rien garder mais j'adore (c'est rare mais cela arrive sur des blogs) assister « en direct » à la composition d'un poème. Cela m'apprend beaucoup et me rassure. Je ne suis jamais satisfaite du rendu de mon écriture, ce qui m'a obligée à abandonner les carnets pour un traitement de texte qui prend moins d'espaces. Je suis une maniaque du sens et de l'orthographe. Je trouve que la Poésie exige la précision et donc la rature... Mais qu'est-ce que l'inspiration ? Parfois un premier jet suffit alors que souvent, même repris et raturé, il manque ce quelque chose qui nous échappe Je regrette beaucoup que les forums ne servent pas justement à confronter nos idées nos impressions sans animosité, car comment progresser alors ? J'envie les anciens « cafés littéraires » où les poètes venaient lire leurs écrits et en discuter... tout en buvant un bon coup : gloups.

Stéphane Bernard : Mais je souhaite justement qu'ici soit un tel lieu. Mais pour les boissons, ce sera hélas chacun chez soi. Ça s'appelle Séminaire, mais ce n'est au fond qu'une grande table avec plein de chaises de libres autour. Et d'autres prises parfois (un grand merci donc à ceux qui y participent et à ceux qui y participeront).

Fabrice Farre : Les mots ne sont plus les mêmes, une fois raturés. Peut-être retrouveraient-ils un mystère qu'ils ont perdu, peut-être pas, simplement parce qu'il faut aller les déchiffrer. Sous les ratures, ils sont et ne sont pas : c'est le poème le plus abouti.

Stéphane Bernard : Oui, et l'effort de leur déchiffrement déjà change leur valeur.

Audrey Whynot : C'est la plus grande gentillesse que m'ait fait un ancien « correcteur », de laisser raturer le stylo et de lui pardonner.

Cathy Garcia : La rature est devenue invisible avec la transcription à l'ordinateur.

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