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JE CONSTATE QUE BEAUCOUP D'ENTRE VOUS TRAVAILLENT - DE PRÈS OU DE LOIN, OCCASIONNELLEMENT OU NON - AU SEIN DE L'ÉDUCATION NATIONALE. QUE PENSEZ-VOUS DU PROGRAMME ACTUEL CONCERNANT L'EXPRESSION ÉCRITE ET LA LECTURE ? N'EST-IL PAS SCLÉROSÉ ? QUELLES IDÉES « VOUS MONTENT » PARFOIS POUR QUE ÇA CHANGE ?

Dominique Boudou : Mon Dieu, mon Dieu, il y aurait tant à dire, à l'heure où l'école devient de plus en plus une marchandise comme les autres, où l'évaluation est une valeur d'ajustement de la RGPP.

Stéphane Bernard : Par exemple, la liste des auteurs proposés aux élèves n'est-elle pas coincée aux années 50-60 ? Et très franco-française ? La récitation de poésie en primaire n'est-elle pas génératrice de répulsion chez l'enfant ? N'est-il pas triste que beaucoup de professeurs de français ne connaissent aucun poète vivant ? Dans le livre de français de ma fille aînée (9 ans) je suis tombé sur la définition très réac du poème : un poème en 2014 serait toujours forcément rimé... Oui, Dominique, tant à dire.

Paul Jullien : Ce qui est terrible, il me semble, du moins au sein du professorat des écoles, c'est l'incapacité à intégrer l'idée de perception qui est pourtant au cœur de la littérature. Tout comme, il me semble, l'idée d'empathie, un terme qui semble galvaudé aujourd'hui, et qui est pourtant central dans la compréhension de l'écriture d'un personnage : écrire un personnage, et ce même jusque dans les contes pour enfant, c'est surtout pas le juger, c'est l'accepter. C'est accepter la méchanceté d'un tel pour pouvoir écrire ses profondeurs, et cela c'est vraiment un point de vue qui me semble propre au vingtième. Je ne comprends pas comment la littérature peut-être encore analysée quand on sait à quel point la lecture est une activité métaphysique qui est un tout (à ce sujet Gracq aura tout dit). Et puis autre chose de désolant, moi-même étant en formation (mais en cours d'abandon tant il me semble que l'Ecole est le rouleau compresseur de toute sensibilité), c'est que la plupart des instits n'auront jamais ouvert plus de dix livres, par goût, par volonté, outre ceux qu'on leur aura imposés durant l'enfance... Il y aussi dans la définition du mot, quelque chose qu'on oublie et qui est, je crois, importante, c'est en faire l'écologie des représentations. Dans un système médiatique aussi fort, qui use les mots jusqu'à les évider ou les détourner de leur sens, il faut que le prof puisse faire passer l'idée qu'un mot est une chose puissante, qu'il est au centre de la communication comme de l'art. Je pensais là surtout au terme de Rom par exemple qui est aujourd'hui un terme péjoratif (ou bien les termes de l'économie placés dans le milieu scolaire ou intellectuel : on parle de compétences des élèves par exemple). Il faut redonner du sens et de la réflexion à des mots que l'on utilise trop vite, et dans un sens qui tue. Je ne sais si vous avez lu le sublime essai du philologue Victor Klemperer qui traite de la langue du troisième Reich : il fait la démonstration éloquente que ce ne sont pas les discours d'Hitler et des nazis qui ont permis que les allemands acceptent les barbaries, mais bien parce que jour après jour, des mots très simples ont été détournés de leur sens, dans les journaux, à la radio, des mots à usage péjoratif que le régime a utilisé de manière méliorative, et qui ont mécanisé les pensées, qui ont fait s'infiltrer l'idée administrative jusque dans le fait de pouvoir foutre des millions de gens dans des wagons et d'accepter de le faire. Mon résumé est une caricature mais ce livre offre de nombreux éclairages encore actuels sur des mots du quotidien. Bref, un livre à lire quand on apprend le français, il me semble, et ce même si les époques sont bien différentes : il nous faut pouvoir être critique en tout, car la critique c'est que nous devons transmettre aux élèves au même titre qu'ils doivent se construire leurs savoirs, littéraires s'il en faut.

Stéphane Bernard : Oui, Paul, je suis assez d'accord avec tout ce que vous dites. L'empathie est pourtant, j'ose encore le croire, salvatrice dans bien des situations. On apprend à lire, mais jamais à « lire vraiment ». Faire apprendre par cœur une scène d'une pièce, oui, l'enfant se trouvera confronté à quelque chose d'excitant en jouant un personnage en compagnie de ses camarades. Mais un poème par cœur... Le gamin ne sait même pas ce qu'il lit tellement il a peur d'oublier un mot. C'est ce qui m'a coupé du désir d'en lire jusqu'à dix-sept ans. Et les profs qui ne connaissent que les Classiques appris durant leurs études, misère... Heureusement que ce n'est pas généralisé. Merci à ceux qui ont la force de résister. Je note, cet essai m'a l'air tout à fait captivant. Je suis moi-même toujours choqué par l'utilisation péjorative du mot « arabe ».

Brigitte Giraud : Le jargon de la pédagogie est très agaçant. Un vocabulaire s’infiltre depuis des années : la « production » d’écrits par exemple. Cependant on a la liberté de donner â découvrir, à lire, à écrire. La littérature jeunesse est de qualité, il y a de superbes livres à la disposition des enseignants. Les instructions officielles... On s’en fout finalement. La « bonne nourriture », elle s’invente avec la culture et la sensibilité de l’enseignant. Des passeurs, nous serions cela.

Stéphane Bernard : Merci, Brigitte, vous répondez à une question que je voulais poser. À propos de la liberté de l'enseignant vis-à-vis du programme. Résister, dans l'Education nationale, c'est peut-être « tout simplement » (guillemets parce que possiblement quelques obstacles, parfois...) rester l'humain sensible que l'on est ? Et oui, « passeurs », ce que sont les enseignants, comme les artistes. Ce qui repousse la bêtise (comme dirait Deleuze). Et puis ce parler de l'économie entré dans les écoles est effectivement une horreur.

Paul Jullien : Le mot « arabe » est un mot, il me semble, qui malheureusement est passé d'une utilisation péjorative (je me souviens très bien que petit enfant de campagne, entrant au collège, utiliser un tel mot pour désigner quelqu'un m'avait choqué jusqu'à ce que à force de l'entendre, je l'utilise moi aussi...) à une utilisation normative : c'est l'appropriation par la victime du mot de son bourreau qui est à la fois une libération de la victime mais aussi l'intégration du bourreau jusque dans sa norme. A cela, à cette honte d'enfant, et à cette culpabilité dont il faut se défaire aujourd'hui, il y a, il me semble, une raison qui tient à la laïcité dans la manière dont elle a été utilisée comme pratique assimilationniste, dans l'école française tout particulièrement : c'est la haine des peuples qu'a provoqué l'attachement à la république (qui change aujourd'hui dans la loi et grâce à l'Union Européenne qui impose d'autres normes avec les langues régionales mais qui est encore loin d'être la majorité de sa pratique) tout autant le caractère colonial du terme : « l'arabe », c'est l'étranger de là-bas, dont on ne sait où, du vaste monde que l'on domine et qui vient faire les tâches que l'on ne veut plus faire ici... « L'arabe » c'est la double négation : autant celle de sa nation que celle de sa religion. Cette double-négation, qui étaient une honte pour leurs parents, certains jeunes qui se nomment ainsi se la sont appropriée pour marquer leur refus combattif d'adhérer à un système qui les nie (c'est en étant pion dans un collège de banlieue que, dans ma vie de tous les jours, j'aie pleinement déculpabiliser de son utilisation, tant les enfants rigolaient en toute bonne foi de ça, se moquaient gentiment de leur origine - j'ai pris conscience qu'en niant l'utilisation actuelle de ce terme, c'est aussi nier le statut de combattant de ceux qui se prénommaient ainsi. Je ne l'aurais certainement pas utilisé en tant que représentant de l'Etat car au contraire, il aurait été fort mal pris et à raison !)... Il y a à apprendre d'eux, des erreurs de l'intégration, et aussi à se souvenir que l'Ecole dans sa volonté d'homogénéiser a flingué tout ce qui touche de près ou de loin aux idées de peuple. Actuellement, nous n'avons plus les clefs sémantiques pour comprendre les fêlures que traversent notre société : nous ne savons pas ce qu'être musulman, juif, catholique, athée, français. Dans notre frilosité à dire les choses, ces mots, l'extrême droite se les est appropriés pour y foutre leurs idées dégueulasse alors que c'est beau d'appartenir à un peuple, d'avoir des racines... Le mal de ce monde tient au déracinement disait Weil. Le Rom quant à lui est une victime du peuple qui refuse comme de l'Etat qui inscrit dans la loi, des lois discriminantes parce que le Rom est celui qui ne veut pas d'un système stationnaire, sclérosé, purement administratif. Le terme de Rom revêt une réalité géographique et anthropologique, mais il n'est plus associé qu'à un problème à se débarrasser, comme des ordures. Sans doute, ces peuples qui refusent ont beaucoup à nous apprendre, à partir du moment où on accepte leur différence... Pour le moment, on leur jette de l'acide, on les moque dans les médias, on viole les femmes en sortie de boîte devant leur mari, on marche dessus, on en fait des sketchs, l'école les fout dans des SEGPA, on s'en décharge comme des ordures, et cela, sans problème aucun, puisqu'ils sont faibles, que personne ne les défend.

Stéphane Bernard : Il y a quelques années, à propos de la laïcité, un ami avait essayé de me convaincre qu'un mélange « carnavelesque » des signes religieux distinctifs pouvait être une bonne chose. Je n'étais pas d'accord avec ça. Mais je crois changer d'avis aujourd'hui. On sait bien que le « costume » n'est pas le fond du problème. Je crois que le problème est toujours une histoire de culpabilité. Du sentiment de culpabilité de l'innocent comme du coupable. Et au final il n'y a plus vraiment d'innocents.

Dominique Boudou : Allons, allons, le tableau n'est pas non plus aussi catastrophique que le dit Paul Jullien. Des tas d'enseignants du primaire ont le souci d'éveiller aux littératures, à la poésie autre que Maurice Carême.

Stéphane Bernard : Je suis pour le carême de Carême. Quand ma fille a eu un poème du Maurice à apprendre, je suis tombé à genoux : je l'avais oublié celui-là (ou refoulé ?). Et non, tout n'est pas noir, j'en connais beaucoup des comme vous dites, Dominique. Et certains qui ne sont pas bien loin.

Marianne Desroziers : Je suis A.V.S. dans un collège et j'ai vu une prof de français faire étudier une nouvelle de Cortázar à ses troisièmes. Plutôt encourageant ! Dans ce même collège, une élève de sixième se lance des défis lectures (elle lit un Harry Potter en deux jours) et elle a toujours un livre à la main à la récré (comme moi !) alors soyons optimistes. Personnellement quand j'étais en primaire j'ai beaucoup étudié de Maurice Carême et au collège énormément de Molière. Ça ne m'a pas empêcher d'être aujourd'hui une grande lectrice et d'écrire également. Il est certain que c'est à l'école primaire qu'on doit donner le goût de lire aux enfants.

Stéphane Bernard : Oui, ça n'empêche pas, Marianne. Puisque j'ai connu le même cursus (Carême, Molière) pour finalement « sombrer » définitivement, obsessionnellement dans la littérature à la fin du lycée (ceci dit pas grâce au lycée, plutôt à cause d'un besoin d'échapper à tout ce qui m'entourait en y plongeant). Mais ça n'est pas si courant.

Al Denton : Je crois que j'aimerais bien éduquer mes enfants chez moi. Ce serait très bourgeois, comme le fait d'avoir un précepteur, et un peu punk aussi. Il y aurait un cours de musique et un autre sur les comics. J'aimerais bien faire cela, en fait. L'école m'inspire un dégoût de plus en plus prononcé. Le fait que la qualité d'un enseignement dépende de la bonne volonté et de l'éveil du prof/du pion/etc., et non pas de la structure qui devrait encadrer l'ensemble me pose un réel problème.

Stéphane Bernard : Oh oui, Al, l'idée du précepteur... A cause d'une mauvaise prof (des écoles) parfois l'idée me vient, une dont on se demande pourquoi elle enseigne en ne supportant pas (plus ?) les gosses (lassitude ? orientation par dépit ?). Mais heureusement ma fille aînée garde toujours un très bon souvenir des autres, une avec qui elle communique encore par mail par exemple. Mais enseigner, c'est un peu pratiquer la chirurgie dans un hôpital de campagne, j'ai l'impression. C'est un métier dur et/ou compliqué... En plus aujourd'hui, avec des parents qui veulent donner des leçons aux profs et des profs qui se mêlent de l'éducation des parents.

Al Denton : J'ai d'excellents souvenirs de nombre de mes professeurs. Ma position de « précepteur potentiel » est une peu naïve, mais elle est liée au climat social que je trouve détestable. A mon sens, il y a une forme de darwinisme social fort qui déteint sur le milieu scolaire. La faiblesse et la différence y sont piétinées plus durement qu'ailleurs. J'ai du mal à encaisser que des gamins se pendent parce qu'ils sont roux, ou laids, ou pas assez hype. Les gouvernements successifs s'en lavent les mains, je les soupçonne même d'entretenir ce darwinisme. Je suppose que j'aimerais protéger mes enfants comme j'aimerais me protéger moi-même.

Stéphane Bernard : Oui, les protéger est toujours le réflexe qui nous vient. Mais je crois qu'il est tout de même nécessaire qu'ils se créent des « anticorps » en société.

La Nouille Martienne : Moi j'ai d'excellents souvenirs de mes cours de français (même les classiques !) et même des poèmes appris en primaire (d'ailleurs ce sont ceux que je peux encore réciter fidèlement aujourd'hui). Je me souviens du livre de lecture avec juste assez de chapitres pour donner envie ensuite de lire le livre à la biblio. Avec la médiathèque et les écoles nous travaillons sur le Printemps des Poètes chaque année, et le résultat est souvent bluffant. Il existe aussi un prix de lectures (sur une liste d'une dizaine d'ouvrages) qui permet aux collégiens de rencontrer des auteurs et de leur faire part de leurs remarques. C'est très enrichissant. Arrêtons d'écouter les journalistes et leurs insipides analyses. Jetons la télé et montrons l'exemple : lisons.

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