S 16


QUEL GESTE (TECHNIQUE, D'HUMEUR, ÉTHIQUE, ETC.) SYMBOLISERAIT LE PLUS VOTRE ÉCRITURE ?

Audrey Whynot : L'écriture a-t-
elle des symboles ? Bonne question.

Thierry Roquet : L'amorti de la poitrine et la reprise de volée de mots en pleine lucarne.

Walter Ruhlmann : Une éjac faciale évidemment.

Stéphane Bernard : Autant ta métaphore, Thierry, est concise et me parle, autant la tienne, Walter, manque de précision.

Walter Ruhlmann : Eh bien je sens le même plaisir à écrire qu'à jouir, souvent en tout cas. Et Pen is Envy est le prochain thème de mgversion2>datura.

Christine Saint-Geours : Le gommage.

Audrey Whynot : Comment noter l'improvisation (modes, outils, nécessité) ? Gavant.

Walter Ruhlmann : Tous mes textes parlent de sexe, presque tous. Mon passé britannique de michetonneur est là. Dans les derniers recueils parus dont 12x13 ce weekend, il n'y en a pas beaucoup qui échappent à la règle. La présentation par l'éditrice de Crossing Puddles (La traversée des flaques) qui paraîtra en décembre chez Robocup Press fait clairement référence au sperme, omniprésent. J'écris vraiment comme je jouis. Ma poésie sent la sueur, les sécrétions corporelles, tout autant que des draps trop utilisés. Le geste symbolique de mon écriture est bien une éjac. Et faciale parce que ça se lit. J'ai toujours voulu en mettre plein les yeux.

Stéphane Bernard : Voilà, j'ai enfin eu une réponse bien développée. Et j'apprends des trucs, et c'est ce que j'attends quand même un peu de vous tous, oui, un peu.

Walter Ruhlmann : « Let me cup my mouth / gaping for the dew drops spurting, / erupting from the fruit / not forbidden but blessed instead / by the four Erotes. » Extrait de Bring It Close to My Lips paru dans The Mad Hatter Review, 2014.

Dominique Boudou : Un geste absent, peut-être, ou coupé ; les mots en prenant la place, ou essayant de la prendre, plutôt. Voilà probablement, pour moi, la question la plus difficile du Séminaire.

Stéphane Bernard : Mais quelle réponse, Dominique. Ça me fait penser à un texte que j'ai lu chez quelqu'un (mais qui ? la profusion FB...) ici il y a peu. Il faut que je le retrouve. A vrai dire je serais bien incapable pour le moment de précisément répondre à ma propre question. Tout ce que je sais c'est que je vais toujours vers le moins.

Guillaume Alain : Au début l'humeur, comme « au début l'émotion », mais certainement pas l'éthique, les idées, le discours précédant le mot, parce qu'alors là, pour la poésie, no way.

Rodrigue Lavallé : D'abord ce serait marcher mais pas comme on flâne, plutôt comme une bête brute, avec effort et sans question, en quête d'épuisement. Et puis, je verrais bien un geste de sculpteur. Ce serait tailler dans la masse, raboter, polir, agréger, façonner comme de la glaise... Oui, je vois bien ça comme ça... Et sinon j'ai adoré les réponses de Walter.

Stéphane Bernard : Moi aussi je les aime, les réponses de Walter... depuis qu'on est allés plus loin que son premier jet...

Brigitte Giraud : Pas d'éthique. Un « geste émotionnel », de concentration pour s'abstraire, et entrer ailleurs. Comme retourner ses paupières vers l’intérieur, pour faire apparaitre quelque chose. Il y a un mouvement, de voix dedans, du langage qui cherche une sortie, on ne sait pas ce qu’elle sera, rien n'est prévu par avance. On a envie de défoncer des portes. On y met de la rage. On tâtonne dans les mots. Pour les faire parler.

Stéphane Bernard : « On a envie de défoncer des portes. On y met de la rage. » Oui, Brigitte, Sôseki dans Je suis un chat évoque le « coup de sang » nécessaire de l'écrivain. Je voulais au départ séparer dans mes suggestions le geste émotionnel de celui d'humeur, mais après y avoir réfléchi un peu, j'en suis arrivé à la conclusion qu'ils finissaient toujours par se confondre. Il s'agit après de faire basculer ce pan souvent négatif de l'énervement en un autre plus positif. Mais il arrive que cet énervement (aussi souvent peut-être) soit directement positif.

Brigitte Giraud : La rage, c'est ce devant quoi on est. Parfois il est possible de rien. Avec soi et avec l'écriture. Soi est une bonne matière pour le « coup de sang ». Après on se débrouille. On triture une pâte... Plein les doigts, j'aime ça.

[Lacune.]

Murièle Modély : « et je crois / merveilleuse foi / que ma bouche saura tout maîtriser / planter son fanion rose / humide / tout en haut de la hune / je crois qu'à la ligne et au point / la langue suce dissout / le réel »

[Lacune.]

Stéphane Bernard : Ce moi, Murièle, pour ma part, me semble dans la chair comme un objet s'égare au fond d'une doublure de manteau quand on a la poche trouée. Mon geste doit donc être un geste de fouille(s) (j'ai fait des études - sabordées évidemment  - d'archéologie... Je sais donc depuis longtemps comme tout ça se recoupe) et de retaille, de réajustement... Sinon, Sôseki, dans ce texte, rappelle que le sang est la dernière survivante des quatre humeurs auxquelles croyaient les Européens. Les bile (génératrice de colère « lorsqu'elle coule à l'envers »), atrabile (« qui émousse les nerfs »), flegme (cause de la mélancolie) ont plus tard été écartés à cause du progrès de la science.

Christine Saint-Geours : Un petit côté obsessionnel, non ? Enfin en ce qui me concerne.

Stéphane Bernard : Oui, Christine, l'écriture est la reine de mes TOC. Et pas prête d'être détrônée.

S 15


AFFIRMERIEZ-VOUS COMME DOSTOÏEVSKI QU'UN ÉCRIVAIN NE POSSÈDE AUCUNE IMAGINATION ? OÙ TROUVERAIT-ON CETTE PART D'INVENTION ALORS ? CHEZ LE LECTEUR ? INVOLONTAIRE - OU INDIRECTEMENT DESIRÉE - DANS LES ACCIDENTS DU LANGAGE ? EXISTE-T-ELLE ?

Cécile Guivarch : J'aime bien les accidents du langage.

Catherine Ferrière Marzio : Je dirais qu'il ne la possède pas mais en bénéficie.

Dominique Boudou : L'imagination n'intervient pas forcément dans l'écriture mais « j'imagine » mal qu'un écrivain en soit totalement dénué. Disons que l'imagination est une composante parmi d'autres, dont les accidents du langage que vous évoquez, les trous dans le discours, les galeries souterraines, les racines et les radicelles qui tissent des tapis de rhizomes dans l'en-dessous...

Stéphane Bernard : Oui, Cécile, et ce sont eux qui nous font franchir les obstacles et parfois un cap, qui redonnent un souffle là où le chemin commençait à lasser... Catherine, il est même possible qu'il ne bénéficie que du seul moyen d'en agencer les manifestations. Parce qu'il est dur de ne pas prendre appui sur la réalité, dur d'imaginer quelque chose qui n'a jamais existé, sans un seul élément qui se rattacherait à une chose connue. Rien n'est totalement imaginé. Je crois que cette part d'imagination, Dominique, existe, oui, c'est indéniable, mais on la trouve plutôt dans l'articulation d'une matière que dans la source brute de cette matière. Il faut un appui. Je n'ai aucun exemple d'une écriture sans appui.

Christine Saint-Geours : Dans le lecteur, nécessairement. Je dirais plus, je pense que tout écrivain (même le pire - s'entendre sur le pire…) a son lecteur qui débusquera l'imagination de l'écrivain pour se l'approprier.

Cécile Guivarch : Est-ce de l'imagination ou est-ce notre inconscient ?

Catherine Ferrière Marzio : Comme l'idée d'un quelconque agencement m'agace : mot de gérant de grande surface. Fuir tout commerce avec ce vocabulaire !

Stéphane Bernard : « Organisation » aurait été pire, non ? Et non, pour moi ça ne sonne pas comme ça. Faut dire, je ne fréquente pas beaucoup les commerces. Donc je persiste et signe. Et je parle bien sûr de l'imagination et non de l'inconscient, ce sur quoi on peut agir (un peu), et non ce par quoi on « est agi » (beaucoup).

Catherine Ferrière Marzio : Ici même nous commerçons pourtant... mais soit.

Brigitte Giraud : Je ne crois pas avoir beaucoup d'imagination, je crée des liens plutôt entre l’éprouvé et son énonciation, ce qui (à mon sens) va nécessairement dire d'autre chose, faire apparaître d'autres plans, d'autres niveaux d'écriture et bifurquer où on ne sait pas d'abord. Alors l'imagination pourrait se tenir là, dans cette échappée ailleurs, énoncée pour échapper encore dans ce qui sera énoncé d'un éprouvé qui... la plume est indocile et on tient les rênes pourtant... quand on tient quelque chose qui nous semble digne de tourner autour. Moi j'aime bien, tourner autour d'un axe, un sujet, comme d'un mot et le creuser.

Guillaume Alain : Dans les accidents du langage il y a plutôt trouvaille qu'imagination, du moins tant que ce n'est pas l'idée qui précède le mot, mais le mot par sa rondeur, sa musique, sa couleur amène un autre mot, et de leur collision dans le meilleur des cas apparaît une forme que le lecteur prendra peut-être pour de l'imagination… Mais bon, laissons l'imagination aux romanciers et à leurs lecteurs-clients pas encore adultes qui ont encore besoin qu'on leur raconte des histoires avec tous les bons ingrédients de la narration qui les bercera, les caressera dans le bon le sens du poil et gardons, sans élitisme aucun, l'écriture-peinture-musique, celle qui demeure au plus proche de notre condition commune, qu'on l'approche, la retrouve ou l'appréhende par le regard, l'œil de l'écrivain, du peintre, pas du raconteur d'histoires.

Stéphane Bernard : Le Séminaire est une épicerie fine, Catherine.  Et c'est là où je commerce le mieux - c'est pour dire... Encore une fois, je suis d'accord avec votre vision de la chose, Brigitte. Créer « des liens plutôt entre l’éprouvé et son énonciation », oui, c'est à peu près ce que je voulais dire, avec ce mot qui agace Catherine. Et c'est dans cet acte de liaison que l'imagination entre en jeu, je crois... C'est amusant de voir, Alain, à quel point on peut être berné souvent par un auteur. Quand une œuvre est éclairée par un entretien, une biographie ou un essai. Ce que l'on croit imagination peut être issu d'un fait bien réel et vice versa. Il y a une part du réel qu'on ne veut pas toujours accepter, à ce qu'il semble, comme il y a une part fictive que l'on tient aussi à croire. Pour « écrire droit » de toute façon il faut presque à chaque fois tordre. Christine : Je crois d'ailleurs que l'imagination tourne à plein régime durant la lecture. Lorsqu'un lecteur évoque ce qu'il voit dans un de nos textes, ça peut aller loin, très loin. Nous entraîner dans quelque chose qui nous est étranger et dont on est pourtant la source. Et cette possibilité même fait que notre sentiment d'échec, ou de réussite, aussi relatif qu'il soit, s'inverse.

Fabrice Farre : L'accident du langage peut mener loin son auteur (puis le lecteur), tout comme l'accident d'une image qui arrive sans l'avoir demandé : un lieu, un visage, lesquels s'associent « à cause » de tel ou tel mot lié avec un autre. Sans donner le terme savant, une simple erreur de parcours jusqu'au but recherché donne parfois tout autre chose. J'écris par ce que je suis dans l'erreur, par exemple, ou parce que je ne sais pas le faire autrement. Ah non, cet aspect-là du « hasard » ne fait pas du tout sérieux. Peut-être, mais avant d'écrire, il y a si peu d'éléments à l'esprit, voire : il n'y a rien du tout. C'est, en certaines occasions, ce rien qui donne le détachement à l'égard des choses, c'est avec ce rien que le texte est bouclé. Est-ce que l'imagination, à proprement parler, n'existe pas sans tous ces « chemins de travers », évoqués ici ou là dans notre conversation ? Elle est plutôt chouette, cette idée que l'imagination soit une invention, au bout du compte. Tiens, je vais aller écrire.

Dominique Boudou : On peut dire à Catherine Ferrière Marzio que le mot agencement fait aussi partie du langage de la philosophie, bien avant l'apparition de la grande distribution.

Stéphane Bernard : Mais oui, Fabrice, si cette petite discussion t'y incite, c'est une bonne nouvelle. Mais répondre ici de façon aussi complète c'était déjà écrire un peu, non ? Et je relève tout particulièrement trois choses dans ces mots. Cet aspect du « hasard » ne fait pas sérieux ? Mais je pense que personne ici ne te jettera la pierre. Qui n'a pas écrit ainsi parfois ? Et oui, ce « si peu d'éléments à l'esprit » c'est encore une chose partagée, j'en ai bien l'impression. Philip Larkin disait quelque part qu'il lui venait d'abord un seul vers, et puis l'idée vague du poème. Je me suis tout de suite identifié à ces prémices. Quant à cette idée que l'imagination soit en effet une chimère, je trouve ça presque rassurant. Et cela confirmerait cette intuition que l'on a d'être l'instrument autant (voire moins) que celui qui le tient… Oui, Dominique, j'ai failli, j'ai failli... Et c'est un mot que j'aime... J'ai une fois agacé, à ma plus grande surprise, un ami en utilisant le mot « capital » dans son sens « primordial ». Une explication ? Il était dans une période très communiste.  Sa réaction excessive m'a d'abord amusé puis à son tour agacé (ou le contraire), mais pour finir instruit. Et je ne me permets ici aucun parallèle, Catherine.

Cécile Guivarch : Je ne crois pas non plus à l'imagination, mais bien à ces accidents d'image et de langage. Nous écrivons à partir de faits réels, et même si on peut croire qu'ils sont imaginés, ils ne le sont pas toujours, ils dormaient quelque part, c'est pour cela que je parle d'inconscient, car pour moi ce qui vient de l'accident de langage, de l'image ou de l'imagination est quelque chose qui ne demandait qu'à surgir. Rien n'est vraiment inconscient en fait !

Stéphane Bernard : Oui, Cécile, mais j'avais compris ça comme ça. Du coup c'est peut-être plus une histoire de subconscient que d'inconscient, vu que c'est là, que ça affleure.

Cécile Guivarch : Oui voilà. C'est ce que je voulais dire.

Catherine Ferrière Marzio : « Cet agencement merveilleux de nos organes... » (Guillaume de Saint-Thierry)

S 14


CETTE PERMÉABILITE AU RAYONNEMENT DU LANGAGE N'EST-ELLE PAS À FORCE UN ÉCLAIRAGE ÉPUISANT ?

Walter Ruhlmann : Serions-nous poètes autrement ? Je crois pour ma part que l'utilisation d'une grande gamme de mots et le jeu autour de ces mots illuminent oui, et le trop plein de lumière est à redistribuer. Enfin je crois...

Anna de Sandre : Non.

Stéphane Bernard : Mais n'aimerait-on pas glisser un peu sur les mots parfois ? Avoir l'esprit reposé du verbe de temps à autre ?

Anna de Sandre : Pas en ce qui me concerne.

Walter Ruhlmann : Nous le faisons. Souvent même à lire ce qui est publié.

Stéphane Bernard : Jamais de trop-plein ? D'autres activités ne sont-elles pas un peu sacrifiées, du moins « mutilées» ? Parce que lire, écrire, ça prend pas mal de temps. Les journées sont courtes.

Dominique Boudou : Comme Anna, non. Je serai épuisé à ma mort, pas avant.

Francesco Pittau : Pareil. Écrire c'est avoir envie d'écrire davantage.

Stéphane Bernard : Volontairement ? Je ne crois pas que ce soit toujours le cas. Ça peut être une manie dont on voudrait se débarrasser. Et ma question n'évoquait pas vraiment le geste d'écrire mais plus précisément ce grand attachement à la langue que nous semblons partager. C'est à dire celle dans l'écriture et la lecture évidemment, mais aussi et surtout celle plus triviale, « quotidienne », tout ce qu'on entend et qui nous marque à cause d'une acuité verbale grandie par un exercice régulier.

Anna de Sandre : Oui, j'avais compris et je maintiens.

Stéphane Bernard : Oui, Anna, mais c'est encore monsieur Pittau qui biaise.

Dominique Boudou : Peut-être faudrait-il parler de ce « rayonnement » du langage, qu'on a fait magnétique dans les années vingt et électrique dans les années soixante-dix. (Les champs magnétiques / Manifeste électrique aux paupières de jupe). Mais on l'a fait froid aussi avec Bulteau. Un rayonnement du dehors et du dedans, ensemble. C'est pour ça qu'on s'en lasse pas.

Stéphane Bernard : On peut entendre cet « épuisant » de la question comme « qui ne laisse aucun répit ». Donc pas de lassitude mais un engagement tellement intense qu'il laisse quelques gentilles séquelles à long terme. Merci, Dominique, je connais très bien le bouquin de Breton/Soupault, un de mes premiers livres de chevet, même si je ne le lis plus trop, mais pas ce Bulteau, connu de Burroughs apparemment. « Un rayonnement du dehors et du dedans, ensemble. » On peut développer ça, oui. A ce propos me revient cette citation de Henry Miller  : « [...] lire un texte phosphorescent à travers des lunettes de soudeur. »

Francesco Pittau : Le rayonnement du langage, je sais pas bien ce que c'est. Je me contente d'essayer d'écrire quand j'ai une « idée » qui me passe par la tête.


Brigitte Giraud : Je crois que « naturellement» on fait des choix, on lit plein d'écrivains et on prend en soi ce qui convient à un moment pour nous-mêmes. L'écriture est dans un temps, dans une histoire. On a une mémoire enfouie de tout ce qu'on a lu et c'est très bien ainsi. Il reste tant à lire encore. Entrer dans une bibliothèque, c'est se dire, « je ne pourrais pas lire tout ça, jamais, et des beautés m'échapperont ». Alors que ça rayonne, partout, tout le temps, la découverte est inépuisable !

Stéphane Bernard : Oui, Brigitte, et je dirais que maintenant c'est le livre qui vient à moi plus que l'inverse. J'ai appris à saisir les rayons que les hasards heureux me tendaient. Mais sinon, dans une conversation tout ordinaire par exemple, personne ne ressent les mots avec plus de force qu'à l'époque où l'habitude d'écrire n'était pas encore en place ? Et jusqu'à, pourquoi pas, en être même un peu ridicule ? Il m'arrive de retourner une phrase entendue dans tous les sens. Il y a de ces phrases qui restent. Des fois on sait pourquoi, et d'autres fois non. Vous sentez-vous à l'abri d'une sorte de « déformation professionnelle » ?

Guillaume Alain : L'écrit, c'est l'art majeur puisqu'il conjugue la musique, la couleur, l'image et ce que peut suggérer de caché, d'enfoui derrière cette même image, et celui qui cherche forme ou sens à travers les mots, qui pense mot, n'est pas plus épuisé que celui qui pense couleur comme le peintre, qui pense agencement scénique comme le metteur, qui pense son comme le musicien, tous sont « habités » - oh, le grand et gros mot creux ! désolé - et la lassitude n'apparaît que lorsque la forme, elle, n'apparait pas ou de façon insatisfaisante. La quête du mot est plutôt en soi un exercice revigorant, presque un réflexe, un jeu libérateur où l'on finit toujours par ramener un petit quelque chose. En revanche en tant que lecteur récepteur, comme pourrait le souffler l'image du topic, l'écrit est la plus grande des libertés puisqu'on peut refermer la page et la rouvrir à tout moment, contrairement au film, à la symphonie ou au théâtre qui exigent une continuité d'attention, qu'on y soit perméable ou non.

Francesco Pittau : Le dessin n'est pas un art inférieur à l'écriture. Il est même plus ancien que l'écriture.

Brigitte Giraud : « Il m'arrive de retourner une phrase entendue dans tous les sens. Il y a de ces phrases qui restent. » Oui c'est vrai, ça. Je fais pareil. Puis par jeu, drôle de jeu, il me plaisait de placer une phrase qui n'avait rien à voir avec des gens (les instits dans la cour par exemple) pour voir l'effet, par plaisir pur, ou provocation, ou... Est-ce que le rayonnement allait épuiser l'éclairage, en quelque sorte ?

Rodrigue Lavallé : Il y a des jours où je me sens totalement imperméable au « rayonnement » du langage, voire des semaines. Vraiment coupé. Incapable de lire quoi que ce soit, d'écrire encore moins (comme en ce moment). Est-ce épuisement d'avoir trop écrit, trop lu ? Alors épuisé oui, au sens où il n'y a plus rien. L'envie demeure, les émotions déclencheuses aussi, mais pas le moindre mot. Une sorte de dégoût même, mêlée à de la peur je crois. Peut-être la trouille de se trouver débordé par cette part de folie que l'engagement dans l'écriture porte en soi.

Stéphane Bernard : Oui, la peinture est la grande sœur de l'écriture, jusqu'à preuve du contraire, Francesco. Ah, Brigitte, le coup de la phrase un peu incongrue, j'ai toujours adoré  Et c'est un jeu qui peut entraîner des réactions assez étranges, et intéressantes. Merci, Rodrigue, tu m'apportes un peu de réconfort là.

Dominique Boudou :
Je crois qu'il faut d'abord refaire la distinction entre le langage et la langue. Le langage est un matériau sonore émis par un locuteur. Objet de communication, il favorise les échanges de la vie ordinaire dans tous ses états. Il est partagé par de nombreuses espèces animales sur notre planète, notamment les oiseaux. Comme tous les matériaux, il produit diverses vibrations dont le mouvement ondulatoire interagit avec l'environnement. La langue est l'esprit de ce matériau qu'est le langage. Elle en agence les éléments et produit ainsi une infinité de possibilités pour dire, ou écrire, les perceptions, les émotions, les sentiments... Elle en démultiplie les rayonnements et donc les interactions avec le monde intérieur comme le monde extérieur. Deleuze évoque cela dans la conclusion de son ouvrage intitulé Qu'est-ce que la philosophie ? Il s'agit bien d'une architecture multipolaire soumise aux attractions magnétiques du dehors et du dedans et les figures engendrées, conceptuelles ou non, évoquent les myriades du cosmos. La littérature est à cette image. Ses rayonnements criblent de part en part les individus qui essaient de l'approcher, en lisant ou en écrivant. Et c'est vraiment d'essai qu'il s'agit. Raté le plus souvent. La plupart des poètes d'aujourd'hui, empêtrés dans des éléments de langage, peinent à accéder à une langue singulière. Un seul Thierry Metz existe. Un seul Paul de Roux. Une seule Duras. (Si, si, il y a bel et bien de la poésie dans l'œuvre de Marguerite.) Mais pourquoi tant de ratés ? Je pense que Gombrowicz, parmi d'autres, donne une réponse satisfaisante. Il dit que ce n'est pas lui qui écrit. Il dit que c'est la littérature qui écrit à travers lui. On aurait tort de voir là une posture. Cet aveu est le fruit d'une longue très longue pratique de la lecture et de l'écriture et il a en effet conduit son auteur à d'incessantes phases d'épuisement. L'épuisement de la lucidité. Reprenons Alain Jouffroy et reconnaissons que nos mots sont toujours en retard sur leur rayonnement quelle qu'en soit la vitesse. Mais, captifs que nous sommes de la langue à inventer, n'abandonnons rien de notre chemin, ne déposons pas l'arme chargée de futur qu'est la poésie. Et les oiseaux tiendront des conciliabules. [Billet de Dominique Boudou en réponse à cette question 14 initialement paru sur son blog Jacques Louvain. Merci à lui.]

S 13


TENTEZ-VOUS DE METTRE VOS TEXTES EN AVANT ? OU RESTEZ-VOUS EN RETRAIT ? EST-CE UN CHOIX ? UN TRAIT DE VOTRE CARACTÈRE ?

Francesco Pittau : En avant de quoi ? En publication ?... Sinon, oui, j'essaie d'être lu. Même si je ne fais pas assez d'efforts pour ça.

Stéphane Bernard : Oui, Francesco, si vous cherchez à ce qu'ils soient lus.

Francesco Pittau : Oui, mais pas assez d'efforts pour ça.

Cécile Guivarch : Je poste des textes sur Facebook, en propose parfois à des revues mais attends souvent d'être sollicitée... Avant d'envoyer à un éditeur cela marine longtemps aussi... En gros, Facebook je trouve cela bien car immédiat... Avec réaction des lecteurs.

Walter Ruhlmann : Moi, j'avoue, j'ai toujours écrit pour être lu et quitte à passer pour une catin de la poésie, je me suis toujours arrangé pour que ça se passe ainsi. « I'm a poetry whore » disait Benjamin E. Nardolilli. Je suis pareil.

Francesco Pittau : On écrit tous pour être lus.

Bruno Legeai : Une question qui me traverse parfois. Là par quoi je ne suis pas un artiste (poète, photographe) c'est qu'il m'importe assez peu au fond d'être lu ou ignoré (sans nier le plaisir que cela procure). Ce que je fais est le fruit d'une nécessité d'expression et non un souhait ou un désir de communication. Pour en revenir à une session précédente, par exemple, écrire avec le doigt sur une plage déserte et laisser l'eau lisser le silence est bien assez. Pas besoin de lecteur, de témoin, encore moins de le photographier ou retranscrire. L'instant.

Francesco Pittau : Bizarre de parler de putasserie quand on veut être lu. Mais bon, ça fait partie de l'idée de poésie pure, une idée qui m'a toujours paru digne de je ne sais quel élitisme.

Walter Ruhlmann : C'est vrai, alors disons que pour enfiler la métaphore, j'ensemence tous les media à ma portée de ce que j'écris.

Cécile Guivarch : Je suis plutôt en retrait donc. Mais aime mettre les autres en avant (grâce au site Terre à ciel).

Stéphane Bernard : Oui, bien sûr. Mais après il y a une certaine hantise, Francesco. Chez certains du moins. On espère tous être lus, mais cela ne suffit pas, on veut aussi être appréciés.

Francesco Pittau : Moi je publie quand je peux. Quand on veut bien de moi.

Walter Ruhlmann : Ah élitiste, que nenni ! Poésie de dockers, d'ouvriers, de michetons, d'allocataires, c'est ce que je lis et ce que j'essaie d'écrire.

Stéphane Bernard : D'ailleurs, dans cette histoire de retrait - où je me situe - n'y a-t-il pas plus d'orgueil finalement que dans la mise en avant - qui elle est simple vanité ?

Francesco Pittau : Oh ben même chez les dockers y a de l'élitisme. C'est pas une question de classe sociale.

Walter Ruhlmann : Orgueil et préjugé, pour citer Austen. Préjugé des supports ou de soi-même, de ses qualités d'auteur. Se mettre en avant c'est aussi prendre des risques, et de fait, c'est aussi du narcissisme, et l'indifférence blesse la fierté. Elitisme chez les dockers ? Comment ça ?

Stéphane Bernard : Et évidemment, je n'use pas péjorativement du terme « orgueil ». L'orgueil a ses tares, mais c'est aussi lui qui entretient notre singularité. Oui, parfois jusqu'à la bêtise, c'est vrai…

Walter Ruhlmann : Il est cependant vrai que les nouvelles technologies permettent cette mise en avant, cette autopromotion, ad nauseam d'ailleurs parfois.

Cécile Guivarch : On peut être lu aussi sans se mettre en avant, sans faire de publicité et finalement n'est-ce pas une meilleure reconnaissance ? Car n'est-ce pas cela que nous cherchons : reconnaissance, estime des textes.

Stéphane Bernard : Je suis d'accord avec ce que vous dites sur Facebook et les blogs, etc. C'est vrai que ça permet un regard neuf sur son parcours, et les petits commentaires permettent de tenir dans les mauvais moments, les périodes où on veut baisser les bras. Mais il faut aussi relativiser certaines envolées.

Marianne Desroziers : Compliqué : on écrit pour être lu et je ne vois pas de honte à cela. « Se mettre en avant », cela peut sonner comme péjoratif (tout dépend des moyens employés). On cherche des lecteurs oui (à travers une publication d'une maison d'édition ou d'une revue... internet, c'est encore autre chose !). Il est très difficile de se distinguer dans la masse de livres qui sort chaque année et on est bien petits face aux mastodontes de l'édition (surtout quand on écrit de la poésie ou des nouvelles). Attendre qu'on vienne nous chercher ? Un luxe... ou un leurre ! Je préfère prendre les devants.

Walter Ruhlmann : Eh oui Cécile, mais dans toute cette masse de textes il faut réussir à se mettre en avant, prendre exemple sur le modèle anglophone, ils sont bien moins pudique, plus sûrs d'eux-mêmes, on n'est d'ailleurs jamais mieux servi que par soi-même.

Cécile Guivarch : Oui, montrer cela permet de progresser. J'ai beaucoup montré aussi dans des espaces restreints ou à des amis d'écriture avec l'attente d'une lecture attentive et critique, mais après, pour envoyer à des revues ou des éditeurs je mets toujours un temps énorme.

La Nouille Martienne : Intéressante question, Stéphane. Comment répondre honnêtement ? J'ai créé mon blog après avoir tâté du forum d'abord par facilité de traitement (pour les corrections, etc.) puis insidieusement pour le partage, en espérant avoir des retours constructifs (euh, là, j'étais carrément dans l'utopie même si les compliments sont plaisants à recevoir ce n'est pas ce qui motive mes scribouillages). Mais un peu comme Cécile, j'apprécie la lecture d'autrui, ces contemporains qui veulent se faire entendre, que je retrouve d'ailleurs surtout sur leurs blogs moins parasités par des infos hors sujet (ici la poésie) ou des pubs. Et puis parmi mes auteurs de prédilection, vient le « manque ». J'attends la version papier pour avoir ce contact intime et rassurant à portée de ma main, de mon humeur, et je voudrais parfois de toutes mes forces que ces poètes du web soient publiés dans des ouvrages qui ne soient plus virtuels, même si je devais alors pour les obtenir me serrer la ceinture ! Question de génération peut-être ... Alors je me dis qu'heureusement qu'ils se battent, qu'ils s'obstinent, qu'ils s'autofinancent parfois pour stopper ma transformation en Nouille aigrie et frustrée parce qu'ils m'apportent plus que tout ce que je pourrais jamais espérer traduire avec mes propres mots.

Walter Ruhlmann : Ça ne m'est arrivé qu'une fois en francophonie. J'étais scotché : Le livre à disparaître, Romain Giordan.

Cécile Guivarch : Oui, Walter c'est surement une question d'assurance.

Fabrice Farre : C'est la question qui titille !

Cécile Guivarch : Mais cela arrive qu'on vienne vous chercher ! Ne jamais dire que cela ne peut arriver !... Tiens, Murièle, je pourrai bien te solliciter pour Terre à ciel !

Walter Ruhlmann : Mais là aussi, je me porte en faux (ça se dit ça ?), La Nouille Martienne. Pourquoi les média en ligne auraient moins de valeur que les média imprimés. Tout est bon pour la publication d'un texte, d'une œuvre, etc.

La Nouille Martienne : Walter ce n'est pas que cela a moins de valeur mais pour moi, c'est moins pratique car je suis restée volontairement loin de tous les « média » ou supports informatiques pendant des décennies, et même maintenant seules les obligations professionnelles m'ont condamnée à internet et à l'ordinateur (fixe même pas portable !). Je n'ai toujours pas de téléphone portable, pauvre Nouille retardée que je suis.

Stéphane Bernard : Non, Walter, La Nouille ne dit pas que le support virtuel a moins de valeur. Mais je la comprends, car il n'y a pas le même affect qu'avec le support papier... Sinon, je remarque tout de même qu'il y en a pour qui la « visibilité » compte plus que pour d'autres. Je me range du côté de ceux qui se contentent de peu. Je crois que quelques bons lecteurs réguliers suffisent. Vous connaissez la phrase de Valéry…

La Nouille Martienne : Et puis imaginons une panne générale d'électricité ? Que devient alors ta source ? Et qui nous dit que demain, on ne sera pas censuré ou l'accès « réservé » à certains privilégiés ?

Walter Ruhlmann : Mais non, La Nouille Martienne, self-estime! C'est pas évident de se mettre au tout numérique, tout digital, je comprends ça. Mais tu vois, tu dis « condamnée », alors que j'aime à penser que c'est une chance. J'aime les livres (imprimés) mais je lis et publie sur tous les supports accessibles.

Walter Ruhlmann : Non, Stéphane, j'ai pas révisé mes classiques avant de venir au Séminaire… Bon bah vive les ronéo alors !

La Nouille Martienne : Par contre je reconnais que les revues numériques autorisent et libèrent la poésie contemporaine lorsqu'elle a besoin de construction architecturale, de perspectives photographiques et autres mélanges extraordinaires. J'admire alors sincèrement les œuvres créées mais ce n'est pas mon univers, qui se limite, hélas, aux mots sur la ligne.

Stéphane Bernard : Je préfère être lu plusieurs fois par le même plutôt qu'une seule fois par plusieurs.

Walter Ruhlmann : Ah ouais…

Francesco Pittau : Je préfère être lu.

Fabrice Farre : Elle est là, la question : à partir du moment où on écrit, on se met en avant (même si on se cache).

Stéphane Bernard : Oui, voilà, Fabrice soulève ce (semblant de ?) paradoxe. C'est pour ça que j'aime aussi la vision qu'en a Bruno. Un acte qui peut être secret, loin du monde, un petit rituel intime. C'est d'ailleurs ce que l'on pratique tous de temps en temps. Des trucs qu'on ne montrera jamais. Trop personnel, ou étrange.

Francesco Pittau : Quand on me donne du fric, je montre tout.

Fabrice Farre : Écrire dans son coin, oui, aussi. Mais le lecteur, même imaginaire, est toujours là. Vade retro lector, mais il s'en va pas. Bon, je vais aller consulter…

Stéphane Bernard : C'est bon, Fabrice, votre rendez-vous, c'est ici.

La Nouille Martienne : Je préfère être lu plusieurs fois par le même plutôt qu'une seule fois par plusieurs. S'il s'agit d'une citation de Paul Valéry, perfectionniste s'il en est, je me doute que la lecture d'un même qui lit tous les niveaux et relit encore et encore apporte plus de satisfactions à l'auteur que plusieurs qui se contenteraient de survoler l'écrit (stop : préjugé !). Un peu comme passer à toute vitesse devant un paysage pour le plaisir de la vitesse mais sans les joies profondes de la contemplation. Maintenant c'est revenir à l'orgueil dont parlait Stéphane car toutes les poésies méritent autant de lecteurs que possible et certainement pas d'être élitistes dans leurs choix.

Fabrice Farre : Merci, docteur. C'est très gentil de m'accueillir. C'est là, dans la tête.

Francesco Pittau : Le lecteur fait ce qu'il veut avec un texte : il le survole, il l'approfondit (si c'est possible), il en fait des papillotes, il le met au four, il le fait bouillir, etc. C'est pas le problème de celui qui écrit.

Stéphane Bernard : De toute façon, un poète ne peut pas avoir tellement de vrais lecteurs (j'entends par « vrais », pas des occasionnels qui jettent un œil vite fait, à qui ça plait mais pas en profondeur). C'est déjà un petit miracle qu'un même texte puisse parfois toucher des dizaines de lecteurs.

La Nouille Martienne : C'est pas un miracle, peut-être est-ce la matérialisation du talent tout simplement !

Perrin Langda : Au départ on écrit par goût, parce qu'on aime ça, je crois. Puis il y a un besoin de s'adresser à quelqu'un : c'est comme un potier, on va pas garder tous ces machins en stock dans la cave, ce serait bête. Il faut vendre ou donner ce qui peut l'être en espérant surtout que ça décore le salon de quelqu'un.

La Nouille Martienne : Je rejoins également M. Pittau sur le libre arbitre du lecteur mais l'auteur (je pense aux rendez-vous poétiques, aux diverses manifestations de lecture et de rencontres) a aussi un retour.

Stéphane Bernard : La Nouille, je ne vois aucun élitisme dans le fait d'espérer quelques réguliers. Et en dehors de sa sphère si possible. Et puis petit miracle quant au talent alors, parce qu'il y en a qui en ont et qui n'obtiennent jamais autant de « succès » (eh oui, le succès commence avec peu chez le poète).

La Nouille Martienne : Et je doute que si le lecteur se sert de vos écrits comme papier cul cela quelque part et quelle que soit l'opinion que vous avez de lui, ne vous fera pas un petit effet (aparté à M. Pittau).

Francesco Pittau : Le lecteur fait ce qu'il veut. Je m'en fous. C'est son affaire.

Perrin Langda : On peut toujours s'imprimer un blog sur papier Moltonel, c'est pile le format déroulant.

Stéphane Bernard : Oui, je suis d'accord avec Francesco. Le lecteur a carte blanche. Après il est pas obligé de m'en rapporter les aspects désagréables autres qu'une critique négative mais raisonnable, constructive et non destructive.

Brigitte Giraud : Écrire pour être lue, ben oui. Être édité, c'est bien une démarche personnelle qui va en ce sens. Et c'est cadeau, toujours. J'ai refusé une fois d'être éditée. Le manuscrit était accepté par Paul Sanda, mais mon père, entre l'envoi du texte du texte et la réponse, était tout près de sa mort. J'ai donc refusé. Puis quand j'ai été à niveau « disponible », ce n'était plus possible parce que l'éditeur montait la maison du Surréalisme. Ce texte a été pris ailleurs, par Pleine Page. Finalement c'est une belle histoire, je trouve. Plein de gens m'ont dit que j'étais folle à lier quand j'ai refusé à ce moment-là. Qu'on vienne me chercher, pour une revue numérique par exemple, c'est très flatteur. « Paysage écrit », à paraître bientôt, est venu vers moi. D'autres aussi. C'est étonnant. Ce que je ne sais pas faire, c'est mettre en avant, moi, mes livres parus. A tort peut-être, je ne sais pas. Quand il y a une actualité, oui, mais ensuite ils vivent tout seuls, ils s'en vont ailleurs. Et les promouvoir, moi, sur Facebook précisément, me pose problème, je ne sais pas très bien pourquoi. J'ai l'impression peut-être de faire de la retape. En revanche, j'aime mettre en avant les textes des autres, dans des conversations, des lectures, des ateliers d'écriture, sur mon blog, des trucs comme ça.

La Nouille Martienne : Le succès en poésie peut être confidentiel. On ne parle pas ici de littérature commerciale, mais je crois que beaucoup d'ouvrages disparaissent de la mémoire collective à jamais, ou presque, alors que les poèmes, les grands, qui touchent l'émotion chez chacun et chez tous, entrent dans le Parthénon des inoubliables mondiaux. C'est le temps qui signe.

Stéphane Bernard : Je me reconnais bien dans ce que dit Brigitte, et bien que je n'ai aucun livre à mon actif... Et non, La Nouille, avec Hugo par exemple, le Parthénon des inoubliables conserve de belles daubes quand même. Je ne crois pas qu'un poème reste parce qu'il est bon. Non, il y a d'autres raisons, hélas… Autre question : pensez-vous qu'avoir « son » lectorat - aussi mince soit-il - puisse rendre paresseux quant aux publications ? Je dis ça, parce que c'est un peu ce qui m'arrive des fois. (Je ne remercie pas mes lecteurs, hein... je plaisante, restez, ou plutôt devrais-je dire : reste.)

Francesco Pittau : La poésie c'est comme tout : y a des lecteurs différents qui ne cherchent pas tous la même chose. Perse ou Char, par exemple, ça me casse les burnes grave, ben, y en a qui les lisent. Tant mieux pour eux. Y a pas de Poésie, y a des gens qui écrivent et qui, parfois, rencontrent un lecteur ou plusieurs, ou pas du tout. Rien de très grave dans tout ça, sauf pour l'ego de celui qui écrit… Et j'écris, peu importe le lectorat. Même rythme.

Cécile Guivarch : Je trouve juste ce que dit La Nouille... Des tonnes de textes disparaissent de la mémoire collective et seuls une poignée restent… On se doit d'écrire ce que nous avons à écrire et si nos textes doivent devenir quelque chose ils le deviendront et pas forcément en déployant tout l'artifice marketing. Si un texte doit être lu il le sera. Enfin, c'est ma conviction.

Stéphane Bernard : Oui, on peut noter à ce propos que le succès renforce toujours un plus grand désir de succès chez certains auteurs et qu'ils ont - comme toute personne soumise à son désir - l'air bien malheureux parfois. C'est une quête qui peut en faire perdre sa dignité, son bon sens, et pour des serpentins et un feu de paille. Il faut garder la tête froide entre les sessions d'écriture. Garder en mémoire que c'est ce qui est en train qui compte.

Francesco Pittau : Et c'est tant mieux. Écrire, c'est une nécessité ; publier c'est un métier. Pas mélanger les deux.

Cécile Guivarch : Avoir son lectorat c'est aussi ce qui permet d'avancer, pousse à oser, non ?

Stéphane Bernard : Vous êtes certain, Francesco, que publier soit un métier ? Mais publier à partir de quoi ? Une revue ? Une maison d'édition ?

Francesco Pittau : Bien sûr que publier c'est un métier. Je vis de ça depuis plus de vingt ans.

Stéphane Bernard : Bien sûr. Je sais, vous, c'est votre métier, mais par exemple quelqu'un comme Murièle ou même Cécile, qui a des livres ? Un livre de temps à autre, ce n'est pas un métier ?

Francesco Pittau : Ben si, c'est un métier tout de même : ça implique une filière et des compétences éditoriales, etc.

Stéphane Bernard : Donc c'est pas trop mal tout ça. Ça m'amène à une question que je voulais poser depuis longtemps. Est-ce qu'un livre est ce qui rend quelqu'un officiellement poète (celui qui n'en a pas demeurant un simple amateur qui écrit) ?

Brigitte Giraud : Non ce n'est pas le livre qui « rend poète ». Heureusement !

Cécile Guivarch : Disons que cela officialise. Et avec Terre à ciel je peux dire que j'en lis des amateurs…

Stéphane Bernard : Oui, c'est aussi mon avis, Brigitte. Et pardon pour cet « officiellement ». Et puis je ne vois pas trop les compétences supplémentaires à acquérir pour publier un livre ?

Cécile Guivarch : Se faire publier n'est pas un métier.

Stéphane Bernard : D'accord, Cécile, mais des mauvais livres de poésie sont publiés et donc « officialisent » de mauvais auteurs ? Ou cette « officialisation » ne peut être valable que par rapport à certaines maisons ?

Cécile Guivarch : Malheureusement.

Stéphane Bernard : Par contre, je pense qu'un éditeur, même « occasionnel », est toujours dans un métier.

Cécile Guivarch : Oui je pense aussi qu'il y a de bonnes et moins bonnes maisons.

Stéphane Bernard : Là il faut de véritables compétences techniques et aussi commerciales.

Cécile Guivarch : Mais c'est plutôt la question de savoir : qu'est-ce qui fait de nous un poète ?

Francesco Pittau : Se faire publier n'est pas un métier, mais publier, passer un contrat, regarder ses droits d'auteur, ça relève d'un métier, de la connaissance d'un réseau, d'une manière de faire… Rien ne fait de nous des poètes. Pour l'instant, on se contente d'écrire.

Stéphane Bernard : Merci, Cécile… mais alors là, mystère...

Cécile Guivarch : Mystère intégral !

Stéphane Bernard : Francesco, vous savez que vous êtes un des rares ici à être dans cette situation. Mais ce que je voulais dire c'est qu'on peut aussi choisir de ne pas en faire un métier tout en y travaillant avec le plus grand sérieux.

Cécile Guivarch : Il y a bien encore à dire !

Stéphane Bernard : Pour résumé, il y a l'artisan déclaré, l'intérimaire et le stagiaire.

Bruno Legeai : Intéressant de relire le sujet initial qui n'a que deux heures. Cela fait maintenant une heure qu'il est surtout question d'édition du texte. Se mettre en avant, c'est obtenir son nom sur une couverture ? On a un peu parlé de blogs, le web se limite-t-il à cela ? Quasiment pas un mot de lectures, de festival etc. En tant que non poète et non autre chose, je trouve cela assez étonnant.

Stéphane Bernard : Oui, voilà, si nous réagissions à ce que vient de dire Bruno. C'est vrai que tout ça n'a pas été évoqué. Et que ce sont de tout autres facettes. Laissons l'aspect juridique derrière nous.

Cécile Guivarch : Oui il y a les lectures et festivals. Certains auteurs sont invités partout. D'autres sont moins visibles. Je trouve cela toujours étonnant... Perso, je ne demande jamais rien. Je pense que les organisateurs n'aiment pas. Mais je me trompe peut être.

Francesco Pittau : Je ne suis pas étonné : comme les autres nous sommes soumis à l'offre et à la demande. On nous invite quand nous plaisons (pour de bonnes ou de mauvaises raisons) et on nous invite pas (pour de bonnes ou de mauvaises raisons). Le reste, c'est du vent, de la littérature. Y a pas d'obligation de nous inviter ou de nous lire.

Stéphane Bernard : D'ailleurs, c'est encore une histoire de caractère, ces lectures publiques, ces rencontres aussi. Je sais que je serais terrorisé à l'idée de devoir rencontrer des personnes qui viennent pour moi. Peur de décevoir, d'avoir l'air loin de ce que j'écris et qui leur a plu. Déjà quand ma fille fête son anniversaire, ses potes de classe me font flipper avec leurs petites paires d'yeux qui rôdent.

Cécile Guivarch : Pour avoir été invitée plusieurs fois, ces moments sont très riches, intenses en émotion et quand des auditeurs viennent échanger, il n'y a pas de meilleure reconnaissance.

Walter Ruhlmann : Je cite La Nouille Martienne plus haut : « Je crois que beaucoup d'ouvrages disparaissent de la mémoire collective… », d'où l'intérêt d'éditions en ligne comme le Projet Gutenberg. Mais pour raccrocher avec le propos actuel, je crois qu'il s'agit d'être désinhibé, décomplexé. Stéphane, un enseignant ne peut pas avoir peur de décevoir son auditoire. Certains savent que je suis prof d'anglais et je pourrais rapprocher la participation en classe avec la mise en avant d'un texte : se mettre en avant, participer, se mouiller, le grand plongeon quoi !

Francesco Pittau : Faut pas jouer les mijaurées, puis c'est tout. Les gens viennent écouter, donc ils sont bien disposés.

Stéphane Bernard : On en revient presque à la première session concernant la lecture de ses textes... Oui oui, mais me concernant, c'est un peu plus grave que ça. C'est un état presque clinique. Et puis vous discutez de quoi avec les lecteurs/auditeurs ? Pas uniquement de vos livres ? Ils ont envie de connaître un bout d'arcane, non ? La personne réelle qui se cache/révèle dans le texte qu'ils ont aimé ?

Francesco Pittau : Hein ? Et encore quoi !

Stéphane Bernard : Ah, vous encaissez juste l'argent…

Francesco Pittau : Je lis, je raconte une blague à Toto et basta !

Walter Ruhlmann : Des fois je pense à organiser une lecture publique à la biblio du Reposoir. Point à la ligne

Stéphane Bernard : C'est quoi, Walter ?... Et je parlais de vos lecteurs adultes, Francesco.

Francesco Pittau : Ben pareil. On peut parler d'un tas d'aspects de l'écriture mais pas de raison de parler de soi. On parle texte, pas biographie.

Stéphane Bernard : Oui, mais il y a des choses entre l'écriture et la biographie.

Francesco Pittau : Vous vous compliquez l'existence. On n'est pas obligé de tout dire. On répond comme on veut.

Rodrigue Lavallé : Bon, je vais essayer de placer deux trois trucs avant que la discussion parte dans trois directions différentes. Sur la question de base, j'ai beaucoup proposé aux revues au début. Besoin de savoir si ce que j'écrivais tenait un peu la route, avoir des retours, vérifier que les premières fois n'étaient pas des coups de bol. En fait, je crois que ça a duré jusqu'à ce que je sache qu'un premier livre allait exister. Dès lors j'ai plus tellement ressenti ce besoin. En tout cas beaucoup moins. Je me dis en même temps que bon, c'est pas le tout d'être édité, va aussi falloir quand même en vendre un peu quand il va sortir (même si je me fais pas trop d'illusion sur les deux cents du tirage) et donc se ménager un peu de visibilité, d'où quand même quelques propositions aux revues.

Walter Ruhlmann : Exactement, Rodrigue.

Stéphane Bernard : J'ai pas de livre, mais je ressens déjà ça. Mais c'est parce que je me positionne bien plus haut que j'aurais pu l'imaginer à l'époque où je commençais à imaginer des choses réalistes. Et puis je crois qu'il faut peut-être aussi savoir placer ses textes où il faut. Peut-être peu mais mieux. Oui, c'est quand on sait que des personnes dont on apprécie le travail commencent à apprécier un peu le vôtre qu'on se sent un plus « détendu ».

Bruno Legeai : Je ne suis plus certain si c'était Neruda qui dans sa jeunesse lisait, hurlait presque sa poésie sur les piquets de grèves offrant aux ouvriers, sinon l'argent qu'ils demandaient, la poésie dont ils avaient besoin. Parce que valoriser un texte n'est pas nécessairement valoriser l'auteur, mais une cause. L'exemple ci-dessus, mais ils sont nombreux à avoir donné de la voix poétiquement lors de la guerre d'Espagne. Et c'était autre chose que de la propagande.

Stéphane Bernard : Oui, Bruno. J'ai d'ailleurs vu et entendu - mais pas compris évidemment, je ne parle pas la langue - un poète ukrainien dernièrement lire un de ses textes, c'était télévisé. Je ne comprenais pas mais j'imaginais bien ce qu'il pouvait dire. Un peu... Et je pense qu'un texte ne doit non seulement jamais passer après son auteur, mais que l'auteur doit « s'abstraire » autant que possible. J'ai même un fantasme parfois, que les noms des auteurs disparaissent des couvertures. Est-ce qu'on y perdrait (je parle en tant que lecteur ici) ?

Fabrice Farre : Oui, c'est intéressant l'idée que l'auteur soit inconnu, Stéphane. Je crois même que cela remettrait certaines pendules à l'heure. Après tout, c'est le texte qui importe au bout du compte. Même, les mots auraient, du coup, toute leur force puisque nul ne pourrait les attribuer à Untel.

Dominique Boudou : Je suis une personne dans le retrait. Je parle peu même quand je pourrais avoir quelque chose à dire. Je m'efface et « on » m'efface. Alors, mettre mes textes en avant, faire le forcing pour être publié tous les ans, sûrement pas. Mais attention, je ne suis pas moins orgueilleux que quiconque, aucune grandeur dans mon attitude. Elle est un état, rien d'autre.

Stéphane Bernard : Oui, Dominique, c'est ce que je tentais de préciser plus haut. C'est parfois même un acte d'un plus haut orgueil. Ne pas descendre au niveau d'un certain commerce. Et puis parfois encore, c'est presque physiologique : on est comme ça et on n'y peut rien... Fabrice, oui, j'aime assez pour cette raison la force qui se dégage de ces fragments antiques anonymes. Et puis ces vers devenus proverbes dont on ne sait même plus qui les a réellement écrits. Après il y aurait un changement radical. On ne dirait plus j'aime untel, mais j'aime ce livre-là, et du coup difficile de trouver un « frère » au livre aimé.

La Nouille Martienne : Mais alors quid de la fameuse « patte », ce style, cette plume sa façon d'exprimer ces thèmes. Est-on dans l'incapacité totale de « reconnaître » un auteur derrière son écrit comme on reconnait un bon vin ?

Walter Ruhlmann : Ouais, très francophone quoi ! Tout le contraire de l'idée de croire en soi, de se vendre, de s'afficher, de se dire que si on fait les choses, on peut les faire bien et les promouvoir, les diffuser d'abord... Y croire et en avoir en fait.

Francesco Pittau : On vit en société. On écrit vers les autres, sinon ça reste une masturbation insoupçonnée. J'ai rien contre mais le mythe « artiste » qui souffre dans son coin, j'avoue que je ne peux pas.

Stéphane Bernard : Et alors ? Je suis français, et j'en ai marre d'entendre ce genre de trucs. Si on est comme ça on est comme ça. Moi, je crois en rien.

Francesco Pittau : Je crois en rien...

Walter Ruhlmann : Stéphane, je trouve juste dommage que tant de talents s'ignorent (je pense aux quinze invités de X & Compagnie) et ne croient pas suffisamment en eux pour aller au front, croire en soi, s'aimer.

Stéphane Bernard : Oh, mais tu te trompes, je crois en ce que j'écris, je sais que ça tient assez la route souvent. Mais c'est juste l'objet livre, l'idée de recueil que je vois pas bien. Je n'écris pas avec l'idée d'un livre, jamais. C'est la pression sociale finalement qui m'incite à y penser. Mais je ne dis pas que je n'ai pas envie de livre. Je dis qu'un poème pour moi est une entité, est autonome dans son fonctionnement... Sinon pour l'énervement je m'excuse (vous avez l'habitude maintenant), mais tu évoques souvent le mode anglophone et je ne vois pas pourquoi on devrait faire un complexe vis-à-vis de ça. Et pourtant je lis majoritairement de l'anglophone.

Walter Ruhlmann : Mais parce que sur dix-huit ans de Mauvaise graine, les anglophones m'ont ouvert l'esprit et m'ont bien plus incité à poursuivre, à croire en ce rêve doux-dingue d'éditer une revue. Sans compter d'écrire. Parmi les talents qui se sont présentés à moi ou vers lesquels je suis allé, il y a toujours eu une idée plus « professionnelle » chez les anglophones que chez les francophones, ce qui ne m'empêche pas de les publier, quand ils veulent bien. De mon dernier appel à textes, j'ai trente propositions (en six jours), vingt-huit anglophones, deux francophones... Et tout le monde est renseigné de la même façon.

Stéphane Bernard : Ils sont plus nombreux aussi.

Walter Ruhlmann : Belges, Suisses, Québécois, Afrique, Asie du sud-est, Pacifique, Indo-océaniens... Bon certes on est loin des huit cents millions ou un milliard d'anglophones (je dis ça, je sais pas combien ils sont mais à la louche je dois pas en être loin).

Stéphane Bernard : C'est un truc évidemment ancré, le dénigrement du Français vis-à-vis de lui-même, je te l'accorde. Mais tu vois, par exemple, l'Américain, le Britannique n'ont jamais peur d'arborer les couleurs de leur pays sur leur sac à dos de voyage, mais quand un Français fait ça, on le prend pour un putain de nationaliste, et moi aussi c'est ce qui me vient à l'esprit. C'est une image qui symbolise quand même la chose. On dirait que la culpabilité judéo-chrétienne a atteint ce pays plus que d'autres. Le Français s'en veut. Et on a toujours des raisons de s'en vouloir, mais bon... Il faudrait « se passer l'éponge » de temps en temps aussi.

Walter Ruhlmann : Parce que la France est la fille de Rome... Je déconne. Je le disais cet après-midi mais j'ai pas vu de réactions : je ressens la même chose vis à vis de l'enseignement des langues, de l'anglais en ce qui me concerne : participer et oser parler une langue étrangère en revient à se rendre ridicule. J'ai parfois l'impression que même dans les revues installées, ou chez les éditeurs moyens, écrire/éditer/être édité et lu reste une grande farce. Éducation, Histoire nationale, morale, je ne sais pas d'où ça vient, mais c'est vrai que parfois, il faudrait qu'on se décoince, mais oui, tu as raison, nous sommes ainsi faits. Moi je dis non ! J'ai beau être français de naissance et francophone, cette manière d'être me dépasse et me fait fuir.

Stéphane Bernard : Je crois que c'est un peu comme une membrane cette culpabilité. Je la dois à mon éducation. Je n'ai reçu aucun enseignement aussi précis et complet. Aussi efficace et actif. Il y a une époque où elle était destructible mais je n'avais pas encore la force ou la vision assez ajustée pour réussir à l'annihiler. Aujourd'hui j'en ai probablement la capacité, le pouvoir, mais elle est devenue comme de la pierre. On se dit « c'est des conneries tout ça, va au-delà », mais y a rien à faire, ça bouge pas, ça dit rien, ou plus grand-chose que l'on croit, mais c'est là, ça barre le chemin.

Walter Ruhlmann : Mais faut pas croire, c'est une lutte de tous les jours, lutter contre la culpabilité, l'un de mes thèmes majeurs. Tiens, je reviens à mes textes…

Alain Guillaume : Oups, c'est animé ce soir, et pas eu le temps de tout lire. La seule et unique raison qui justifierait ma « mise en avant » en lâchant mes trucs rapides et imparfaits sur Facebook, outre le fait d'être apprécié par des personnes dont je sais qu'elles ont l'oreille et la narine fines et me confortent parfois dans le fait que je tiens peut-être un petit bout de quelque chose, ce serait d'être lu par une personne – mais cette dernière étant absente de Facebook, la probabilité est quasi nulle –, lui donner en quelque sorte de mes nouvelles. Là demeure mon principal réacteur.

Stéphane Bernard : Ce n'est donc pas le manque de foi en mes textes, mais en ce qui les entoure qui pose problème. « Pourquoi publier un livre quand on me lit déjà un peu ? » Ce genre de choses. « Je ne crèverai pas le plafond, alors à quoi bon ? » (C'est bien je fais tout ici : le mauvais psy, le patient paresseux et même le canapé.)

Walter Ruhlmann : Ah si, Stéphane, pour revenir à l'idée de recueillir les textes dans un livre, la forme d'expression choisie, prose ou poésie, cela permet d'approfondir ce qu'un seul texte ne saurait faire. Enfin c'est ce que je m'évertue à faire.

Brigitte Giraud : Ah Stéphane, moi je crois que tu en crèves d'envie de publier ! Forcément on en a tous envie, et on attend que ça, quand on a un texte auquel on croit.

Stéphane Bernard : Oui, Brigitte, mais je me sens plus calme, donc ça me taraude encore un peu, mais plus tant que ça. Et puis je ne trouve pas beaucoup de cohérence dans ce que je fais, je ne vois pas vraiment de voix particulière. Chez la plupart d'entre vous c'est assez évident à distinguer. Et donc ça répond aussi un peu à Walter. J'ai du mal à trouver une ligne. Mais j'en ai une, j'en parlais avec Rodrigue tout à l'heure en « off ». Ce qui m'a peut-être relancé sur la chose.

Walter Ruhlmann : Et en travaillant autour d'un thème, tu trouverais cette cohérence.

Rodrigue Lavallé : Tu te trompes, Stéphane, pour ta voix. On ne peut pas juger son écriture.

Walter Ruhlmann : Eh oui ! D'où l'intérêt de les partager, de les soumettre, de les mettre en avant pour avoir un retour.

Stéphane Bernard : Oh non, jamais de thème ! Quand j'envoie un truc pour le thème d'une revue c'est que j'avais déjà le texte ou que je comptais déjà bosser sur ça. Rodrigue, je sais bien, mais quand même, il y a une unité bien visible à eux-mêmes je pense chez certains… Enfin, on sait tout de même si on a pondu un truc qui tient ou si c'est un truc à la noix.

Walter Ruhlmann : Non, mais un thème central pour un livre.

Rodrigue Lavallé : Oui, je sais, Stéphane, mais je partage ce que dit Walter sur le fait de travailler sur un « thème », on en parlait tout à l'heure.

Walter Ruhlmann : Je sais pas, des fois j'ai proposé des textes sans être convaincu et ils étaient acceptés, et inversement.

Stéphane Bernard : Oui, j'avais bien compris, mais mon thème en général c'est de ne pas en avoir. Ou alors c'est moi tout simplement puisque je ne connais rien d'autre.

Brigitte Giraud : Tirer un fil, et le tenir. L'écriture est un guide.

Walter Ruhlmann : Mais se prendre comme sujet n'est pas une mauvaise idée non plus, je peux citer un grand Américain sans me faire enguirlander ?

Stéphane Bernard : Je connais ça, Walter. J'ai même été déçu souvent par le comité de lectures, parce que je trouvais que mon texte était naze, finalement… Si ton Américain c'est le Buk, tu vas te faire rouspéter…

Walter Ruhlmann : Ah ça non, y a peu de chance que je le cite celui-là, beurk ! Walt Whitman, que je cite sur mon blog : « I celebrate myself, and sing myself, / And what I assume you shall assume, / For every atom belonging to me / as good belongs to you. » (« Je me chante, et je me célèbre, / car ce que j'endosse vous devez aussi l'endosser, / car chaque atome qui me compose / est aussi le vôtre. »)

Alain Guillaume : Bruisserait-il une vague beurk-Buk… Si oui, il serait séant de l'étayer par des contre exemples.

Walter Ruhlmann : Elizabeth Bishop, Margaret Atwood, Sylvia Plath, Seamus Heaney, T.S. Elliot, e.e. cummings, Langston Hughes, William Carlos Williams...

Alain Guillaume : Oui mais la plupart de ces noms sont antérieurs à Buk, et j'entendais par mon propos des gens, soit du temps de son vivant, à son plus vif, soit de maintenant.

Stéphane Bernard : Pas de souci, Walter, j'aime Whitman. C'est aussi ce qu'on trouve chez Pound, au début. Et puis j'aime tout ce genre-là... Pas de frontière si ce n'est celle entre ce que je trouve bon et ce que je trouve moins bon. Tous les poètes ont mon estime à défaut d'avoir à chaque fois mon admiration.

Walter Ruhlmann : Bishop, Atwood, Plath, Heaney sont contemporains.

Stéphane Bernard : Mais qu'est-ce que tu n'aimes pas chez Buko ?

Walter Ruhlmann : Son alcoolisme, sa façon de faire croire que c'était un mec qu'en avait bavé alors qu'en fait ce n'était pas le cas, son style narratif abrupt et sans réel fond. Tous les autres ont dit tellement plus et si bien. Et puis tu risque de t'énerver encore une fois, le fait que les auteurs contemporains francophones ne voient toujours que par lui alors qu'outre-Atlantique, les plus jeunes (nos âges je suppose : quinqua, quadra, trentenaires) sont heureusement passés à autre chose pour la plupart. Mais j'ai l'esprit ouvert et le prochain recueil que je publierai de Daniel Flanagan est clairement bukowskien.

Alain Guillaume : Difficile de reprocher l'alcoolisme, c'est un procès que l'on pourrait faire à beaucoup de monde dans les cercles de poésie si procès il devait y avoir.

Stéphane Bernard : Mais tu ne m'énerves absolument pas, je suis assez d'accord avec toi, en partie. Mais il a tout de même écrit des merveilles. Le problème selon moi, c'est que son éditeur (Martin) lui a laissé beaucoup trop de marges au niveau des publications. Pas si bien trié que ça. Pas mal d'ivraie dans le grain. Après, je ne juge pas des souffrances des autres. J'en ai déjà parlé, je ne veux pas revenir là-dessus.

Walter Ruhlmann : Je ne fais pas le procès de l'alcoolisme mais même Cavanna n'a pas supporté son manque de respect et de civisme sur le plateau d'Apostrophe. Et puis pourquoi se mettre dans des états pareils sous prétexte d'écrire. Je bois des coups comme tout le monde et je me suis mis minable plus d'une fois, mais je n'en ai jamais fait un credo. S'en amuser oui, mais s'en mettre plein la ruche juste pour l'acte...

Stéphane Bernard : J'ai pas vraiment été sobre pendant plus de vingt piges, je n'ai jamais emmerdé les autres plus que je le fais aujourd'hui. Peut-être que c'est la mise en avant de son ivrognerie que tu lui reproches, d'en faire une sorte d'héroïsme. Et c'est vrai que de ça on en revient. Ce n'est pas le Buko que je préfère mais une nouvelle comme Un homme aussi ivrognesque et violente soit-elle est d'une grande puissance, et elle dit une grande vérité.

Alain Guillaume : Ceci dit notre Blondin national était peut-être encore plus kamikaze, plus « trou noir » que Buk, car il se mettait en danger social. Distribuer son argent aux passants dans le métro, se fracasser la tête en faisant le saut de l'ange du haut d'une table de bistrot… j'en passe. A côté Buk me paraît moins desperado, disons plus comptable de ses ivresses… la ligne recherchée au bout du dernier verre.

Walter Ruhlmann : Un peu mais franchement, et j'étais justement en train de relire certains de ses textes, juste pour m'assurer que je n'avais pas rêver au départ, m’étais pas gourer : j'aime vraiment pas ce qu'il écrit ni comment il l'écrit. Après, des addictions, qui n'en a pas, et oui elles font/peuvent faire pour tous les artistes/auteurs un thème (on y revient). Ecrire sous anxio ou antidépresseurs, parler de sexe (that's me!), de nourriture, de boissons... ça peut faire de belles créations. De l'héroïsme, faut pas exagérer… L'art total, Alain, en quelque sorte ?

Stéphane Bernard : Mais je le critiquais pour cette manière d'en faire un héroïsme. A ce propos Carver est très clair. Question : Pourquoi l'alcool chez les écrivains ? Réponse : Pas plus que chez les médecins et dans les autres professions.

Walter Ruhlmann : Sans parler des profs… à la vôtre !

Francesco Pittau : Je ne bois pas d'alcool. Que de l'eau. La liaison poésie/alcool est aussi abusive que celle de sainteté/abstinence. C'est juste du cliché. Y en a qui boivent et qui n'écrivent rien. Et inversement.

Cécile Guivarch : Sinon pour revenir à ce que disait Stéphane. Disant ne pas voir la nécessité d'être publié car déjà lu. Te dire que le livre c'est comme un aboutissement, que c'est une grande émotion, que les textes prennent une autre dimension. Et quel étonnement quand des gens que tu ne connais pas ou que tu ne soupçonnes pas te disent t'avoir lu.

Francesco Pittau : Pour mes poèmes/jeunesse j'ai été invité en Suède. Ils les apprenaient dans des classes de français. C'est bizarre comme sensation. Les textes ont changé. Ils ne sont plus à nous.

La Nouille Martienne : Ce qui amène la question : qu'est ce qui fait un bon livre de poésie, celui dont le lecteur ne peut pas se séparer ? Celui dont l'auteur avait rêvé ?

Stéphane Bernard : Oui, Cécile, je comprendrai sûrement mieux un de ces jours.

Francesco Pittau : Mais rien ne fait un bon livre de poésies, sauf l'auteur à l'instant où il le fait. C'est de l'impondérable, de l'inattendu. On n'en sait rien.

Stéphane Bernard : Oh, La Nouille, une question comme celle de Cécile tout à l'heure j'ai l'impression… Pas de réponses... Si ? Dur.

Cécile Guivarch : Oui, quand quelqu'un lit un de mes textes j'en suis émue... Le texte n'est plus à nous.

Francesco Pittau : On sait déjà pas ce que c'est qu'un bon poème, alors un livre...

Cécile Guivarch : Je pense que c'est le lecteur qui décide que le livre est bon. L'auteur n'a pas son mot à dire.

La Nouille Martienne : Et sur quoi s'appuie le lecteur pour déclencher son achat ?

Stéphane Bernard : Mais il y a quand même des lecteurs dont on ne prend pas l'avis très au sérieux ? Ne nous voilons pas la face. Tous les avis ne sont pas équivalents. Certains sont pipés et on le sait.

Cécile Guivarch : Le lecteur achète car ce qu'il en feuillette ; ce qu'il en lit, le résumé le rejoint.

La Nouille Martienne : Une rencontre, un extrait lu ailleurs, le bouche à oreille, le hasard d'une étagère avec de trop rares « vrais » libraires, et oui Cécile, ce choc émotionnel incompréhensible qui fait que cet extrait, ce poème touche aux tripes et donne envie de ressentir encore.

Cécile Guivarch : Après cela dépend du lectorat qu'on souhaite avoir. Mais quand on écrit on ne pense pas au type de lecteur qu'on aura.

Stéphane Bernard : Non, mais là on parle du regard sur le livre fait. Je ne pense à rien qu'à écrire quand j'écris. Et puis je pense à dix personnes grand max quand je publie en ligne ou en revue. Je ne pense pas à d'autres personnes.

La Nouille Martienne : Je trouve que c'est lié, la pulsion d'écrire et puis l'autre, celle de lire de (re)trouver une émotion commune.

Walter Ruhlmann : Moi j'essaie d'imaginer la tête du premier lecteur, c’est-à-dire l'éditeur.

Francesco Pittau : Quand j'écris, je pense à écrire, parce que ça m'amuse. C'est un chouette divertissement de feignant et en plus parfois ça rapporte du fric. Le reste, c'est du blabla.

Cécile Guivarch : Une fois le livre fait... Cela ne nous appartient plus et ce sont les lecteurs qui en feront ce qu'il doit devenir. Si bons lecteurs : parfait. Si mauvais lecteurs : c'est embêtant. Et si pas de lecteur, c'est qu'il y a problème.

Stéphane Bernard : Oui, mais à force d'écrire, je crois que l'on perd tout de même une chose dans la lecture mais qui est remplacée par une autre. La naïveté laisse place à plus de profondeur.

La Nouille Martienne : Je ne parie pas sur le seul lecteur pour l'avenir d'un livre. Pour en revenir au sujet, se mettre en avant peut aider, activer ses réseaux de connaissances, contacter les bibliothécaires, etc.

Walter Ruhlmann : Bah sur qui alors ?

Stéphane Bernard : Mais non, je vois ce qu'elle veut dire. Evidemment qu'il faut au moins un lecteur pour qu'un livre vive.

La Nouille Martienne : Provoquer la rencontre du livre et du lecteur, voilà le défi.

Francesco Pittau : On sait quand c'est mauvais, mais quand c'est bon on peut pas expliquer pourquoi.

Walter Ruhlmann : Ah si, un peu quand même, non ?

Francesco Pittau : Villon n'a jamais publié.

Stéphane Bernard : C'était moins facile à l'époque.

Francesco Pittau : Rutebeuf non plus. Et la thématique du livre est une vieille lune héritée des branleurs du dix-neuvième siècle.

La Nouille Martienne : Mais quelqu'un l'a fait pour lui sinon vous ne pourriez pas le citer.

Stéphane Bernard : A la page « Éditeurs » du bottin c'était pas la foule.

Francesco Pittau : On a publié des textes en se foutant du « livre ». Cette histoire de « livre », ça me fatigue. On rassemble des textes et puis c'est tout. Quand y a trop souvent le même thème on s'emmerde. Faut un livre diversifié, avec des sujets différents, c'est une question de « spectacle ». On fait du divertissement au fond. On essaie de plaire. On y arrive parfois, souvent non.

La Nouille Martienne : Mais Villon vivait au crochet de mécènes, et ne jouons pas sur les mots quand on parle livre on sous-entend obligatoirement de nos jours un recueil sur un support quel qu'il soit. Voir l'engouement pour les e-books.

Stéphane Bernard : Ah, bah là je suis vraiment d'accord avec monsieur Pittau. D'ailleurs je disais à Rodrigue cet après-midi que la seule manière de recueillir qui me conviendrait c'est celle de George Oppen, avec des textes très variés dans leur forme et leur contenu, mais la voix est toujours là.

Francesco Pittau : Oppen, c'est très bien.

Stéphane Bernard : Oui, c'est assez inusable en plus. Et puis j'aime l'idée qu'il reprenne certains textes dans d'autres volumes, retravaillés, déplacés.

Francesco Pittau : C'est du bricolage, de l'à peu près, du bidouillage, des repentirs, etc.

Stéphane Bernard : Et il s'y connaissait en bricolage. Il savait faire un bateau.

Julien Boutonnier : Bon, j'arrive un peu tard sans doute… J'essaie de faire lire mes textes pour nouer mon désir intime d'écrire au collectif, au social. Parce que comme ça je me sens vivre un peu plus. C'est plus intense, et plus juste aussi, mon jour, ma vie, comme ça. Donc oui les textes en avant. Parce que ça brûle aussi.

Stéphane Bernard : Non non, il n'y a pas d'heure. Merci, Julien !

Al Denton : Merde, il y a trop de questions/réponses et je prends le train en marche… Ben ouais, moi j'écris pour être lu, comme presque tout le monde quoi. Et aussi, éventuellement, pour que quelques vieux ennemis en pissent leur cervelle par les trous de nez. Facebook et le blog m'ont rendu, non pas orgueilleux (je l'étais déjà), mais plus courageux sur ce que je fais. Le cap du premier roman aussi... Ce qui fait respirer, c'est le lecteur inconnu qui dit qu'il a aimé. Ce qui fait relativiser, c'est ce même lecteur qui dit « ouais, bof, et alors ? » Avant publication, en revue ou autre, il y a en moi un mélange de rage pure et une force de honte et de contention au moins égale à la rage. C'est peut-être le truc « français », comme évoqué plus haut. D'un autre côté, je suis assez clair avec moi-même sur ce que j'attends de mon travail, alors mon souci, c'est davantage la qualité que la visibilité. Éventuellement, quand la qualité me semble là mais pas la visibilité, je rage sec pendant quelques jours et je repars à l'aventure.

Stéphane Bernard : Bon, ben c'est très bien tout ça ! Clair, précis et vif. Vous voyez, Al et Julien, l'avantage de ne pas répondre à la question à l’instant où elle est posée, c'est que vous évitez magistralement le HS et la dérive (bien que j'adore ça tout autant, hein).

Cédric Bernard : Comme beaucoup d'autres questions du Séminaire, j'ai l'impression (donc c'est subjectif) qu'elle rejoint cette question du « pourquoi écrire ? », en tout cas cela rentre en jeu dans la réponse à cette question-ci… J'ai parcouru plus ou moins vite ce qui a précédé et vais rejoindre beaucoup d'avis… Selon l'objectif de l'écriture, ce qu'on fait du texte ne sera pas forcément la même chose. Je ne cataloguerai pas (déjà fait ci-dessus). Néanmoins, rien n'était assez fixe, j'écrivais d'abord pour me départir, mettre à distance. A partir de là, il n'y a pas d'intérêt à partager. Sauf qu'à écrire, se pose des questions sur la forme, ce que ça pourrait hypothétiquement « valoir », surtout quand on est très grand lecteur (poésie y compris)/amateur de littérature (à en baser ses études jusqu'à en avoir jusqu'à plus soif). Donc on partage par curiosité, puis progressivement, plus ou moins par ego. Et si on arrivait à publier un livre ? Puis se passe ce qu'a décrit Rodrigue, etc. Non pas que je ne sois pas content (heureux, plutôt) d'avoir publié (merci Walter !). Mais finalement la question de la valeur perdure (et là j'en fais râler quelques-uns). Je me rends compte que paraître n'est pas un objectif (du tout), ni important (quoique très sympa ), et le partage fait est « sobre » (je pense), un rythme qui correspond finalement à ce qu'on est. N'est-ce pas, Stéphane ? (association à la manière de partager et non à la sobriété, hein...) Le partage est une mise à distance de soi supplémentaire, on espère juste qu'il rencontrera l'intérieur de quelqu'un, quelque part, l'espace du temps qu'il faut pour cliquer sur « partager », et les deux minutes qui suivent. On espère plus fortement rencontrer quelque chose lorsqu'on lit le texte ou le livre d'un auteur. Parce qu'en définitive, s'il nous plaît/parle, c'est qu'on y a croisé quelque chose de nous-même à l'intérieur (miroir, peur, inassouvissement, envi, convergence, etc.). Néanmoins, je ne te suis pas sur l'avis propre que l'on a de sur ses propres textes. Je suis souvent surpris de constater que les plus « appréciés » sont ceux sur lesquels je n'aurais pas parier un kopeck, pas ceux sur lesquels j'ai souvent passé du temps (ainsi finalement, ceux-ci, à quoi bon?). Je renvoie au dernier article de Jean-Marc Undriener sur Fibrillations, qui sans le savoir, à mon humble avis, donne le sien sur le sujet. En résumé, écrire pour se départir, lire pour (se) rencontrer.

Stéphane Bernard : Oui, je connais ce qu'en pense Undriener. Par contre je n'ai jamais dit qu'on pouvait connaître le destin d'un texte, son potentiel chez le lecteur. J'ai dit que l'on savait si un texte était un peu raté ou relativement réussi. Il y a des poèmes que je considère comme très réussis qui ne plaisent toujours pas (du moins aucun retour), ça ne change pas l'idée que je m'en fais. Il y a des trucs que je trouve tout de même assez merdiques et c'est pas trente lecteurs (trente, ça n'arrive jamais, hein, je m'emballe) ravis qui me feront changer d'avis. Des trucs envoyés parmi d'autres dans un moment un peu laxiste. Bon... Il y a aussi un truc dont on aurait pu parler, c'est des prémices de la monstration. Par exemple, je sais que beaucoup imaginent que j'ai commencé par un blog, alors que j'ai publié des tas de trucs les six années précédant sa mise en place (dans Verso et Diérèse principalement). J'ai ce blog depuis quatre ans et des brouettes. Badin, encore tenancier de N 4728 en 2004, quand j'y publiais mes tout premiers textes, m'avait assez vite parlé d'un livre possible. Que j'en tenais le début d'un en tout cas. Puis ce fut Martinez, monsieur Diérèse. J'ai un peu éludé... J'ai pourtant longtemps désiré un putain de bouquin avec mon nom en lettres de deux mètres. Ça a l'air si incroyable de ne pas vouloir de livre (ou plus) ? Comme si c'était une sorte de comédie risible, ou une amère provocation due à une forme de frustration. Mais non. Je suis impulsif autant que cérébral. J'ai laissé reposer. Cette course à la publication déjà ne me plaît pas. Je découvre depuis quelques mois la chose « en live ». Je trouve ça un peu excessif. J'y ai beaucoup réfléchi ces derniers mois, et encore depuis mes derniers mots. Mais non, je ne vois plus. Vraiment. On dirait que ça signifie « monter en grade ». Un seul bon poème écrit me suffirait. Et quand je parle de livre ici je veux dire écrire une suite de textes qui s'assembleraient pour former un tout, avec une sorte de début et de fin, je ne sais. Non. Pas question. Ce serait sombrer dans le factice, faire du remplissage en ce qui me concerne. Mais si cela signifie compiler des textes de manière intelligente en vue de produire un effet plus grand, alors oui, pourquoi pas. Je ne lis jamais un recueil de poésie du début à la fin. J'ouvre, je pioche, je relis. Il y a parmi mes recueils préférés des poèmes qui m'ont encore échappé j'imagine. J'aime relire deux strophes que j'aime particulièrement. Je peux les relire trente ou cinquante fois presque de suite. Je psalmodie ce que je lis comme ce que j'écris. Je ne suis pas sûr de chercher une rencontre dans la poésie. Je recherche une part de moi qui serait peut-être aussi ailleurs, et mieux éclairée... Ceci dit, je m'égare, mais c'est une question intéressante, cette histoire de lecture. Comment lit-on un livre de poésie, tous, dans notre coin ? (N'y répondez pas trop maintenant, ça pourrait bien être un prochain sujet du Séminaire.)

Cédric Bernard : Quand je parle de rencontre, c'est de soi (d'où le « (se) ») bien entendu. Quant à la destinée, non, je n'en parle pas non plus, je dis juste que finalement, la qualité d'un texte, c'est une idée somme toute subjective (mais oui, c'est quand même plus facile de reconnaître quand on a écrit une merde qu'un bel objet). Publier un livre, oui, ça a souvent l'air d'une course. D'où les fabrications-maison, prendre son temps, être d'un bout à l'autre de la chaîne, construire une cohérence de bout en bout, jusqu'au choix du papier ou du type de reliure. Parce qu'un livre, on oublie que c'est aussi un objet, pas seulement un contenu (mon côté fétichiste peut-être). (J'oublie là l'e-book, mais que voulez-vous...)

Stéphane Bernard : Non, décidément, pour moi un livre de poésie ce n'est pas ça. Je ne comprends pas, j'entends parler de livres, de livres, toujours de livres, mais on ne parle jamais vraiment de poèmes. Alors on va me dire, oui, mais un poème, on ne peut pas vraiment en parler, en parler c'est le réduire, voire le détruire un peu. Mais le but d'un poète, c'est quoi ? Ecrire un livre ? Non. Ecrire des poèmes. Je n'ai pas lu beaucoup de recueils qui sont bons d'un bout à l'autre. Et c'est pas le but. On ne peut pas « réellement » aimer tous les poèmes d'un livre. Je ne sais pas, tout ça me fatigue. Ce côté artisan. On a un truc à dire on le dit, point. Si je n'ai pas grand-chose de plus à dire, pourquoi me forcer à développer un truc ? (Bon, en plus je viens de lire le bidule d'Undriener - je ne l'avais pas lu celui-ci - et ça donne assez envie de se défenestrer... Car si juste.)

Cédric Bernard : Justement, attention, tu ne confondrais pas livre et recueil ? Ça ne peut pas être très court ? Sans pour autant que tout le poème soit bon... Mais un livre ne peut-il être de deux pages ? (Bon, je vais te fâcher, à insister…) Bref, le livre englobe alors l'enveloppe et le contenu, même s'il n'est qu'un poème, même s'il ne tient que sur une ou deux pages.

Stéphane Bernard : Non, pour moi deux pages, ça ne fait pas un livre. (Sauf si c'est des pages d'un kilomètre à la Kerouac. Que je n'aime pas trop au passage.) Là pour moi, c'est une plaquette, un fascicule. On peut dire que c'est un livre, mais pour moi c'est de l'ordre d'une certaine préciosité. Quant à la différence entre recueil et livre, je sais bien sûr la faire. Je suis plus proche de l'idée du premier concernant la poésie, mais encore plus d'un truc plus organisé peut-être mais absolument pas linéaire quant à la forme ou le propos. Sinon, écrire quatre-vingt poèmes du même tonneau, pour moi, là c'est du roman. (Et tu ne me déranges pas  même si j'ai l'air d'être levé du mauvais pied...)

Walter Ruhlmann : Oui, mais du coup au lieu de choisir le genre fiction, c'est tout dans la sonorité, et c'est ce que j'ai fait sur tous les derniers recueils : Post Mayotte Trauma, Maore (sur mon expérience mahoraise), Carmine Carnival (sur le vampirisme), The Loss (le décès de mon père et la chute que cela a engendré), Crossing Puddles (mon nomadisme) et 12x13 (qui reprend toute l'année 2013, mais c'est une commande Kind of Hurricane Press). Et le recueil en cours d'écriture, pareil : des dragons au sens étymologique du terme et mes cinq points cardinaux : amour, rêve, luxure, culpabilité et rage. Un ou des fils conducteurs, mais des poèmes qui tiennent chacun tout seul. Chacun respire à sa manière et vit de son côté, mais ensemble ils forment un tout, un ensemble, un monde, un recueil quoi.

Stéphane Bernard : Ok ok. Le truc c'est que je devrais me contenter de vous écouter répondre aux questions, au lieu de parler et de me ridiculiser à essayer de vous convaincre que ne plus tellement être accro à l'idée d'un livre n'est pas un état maladif. Je croyais que la poésie c'était la liberté, mais je vois que le milieu a ses codes et qu'un type qui écrit des poèmes orphelins restera un type qui écrit des poèmes orphelins. J'ai déjà obtenu ce que je rêvais d'obtenir. Quelques-uns ici ont apprécié une fois ou deux un de mes textes, voilà, des gens intelligents et talentueux. Ça me suffit. Mon blog me suffit. Être publié dans une revue de temps à autre me suffit. Je ne suis pas là à mendier une publication. Si vous pensez ça, je ne pourrais sans doute rien y changer.

Brigitte Giraud : Écrire est une liberté magistrale avec ce que l'on fait, sans ce « vouloir plaire » et à qui d'abord ? Sans recette (surtout pas), et les codes que tu perçois, faut juste glisser, c'est pas important, vraiment pas. Suivre son chemin, bidouiller ses trucs avec son questionnement à soi sur ce qui est écrit. Mais écrire avant tout. « Poète », je n'aime pas ce mot. Y a rien à mendier. Mais on est un peu dedans, cette foutue création qui passe par les mots, un peu chevillée à soi quand même, alors parfois on ne sait pas quoi faire avec ça. Je crois qu'il y a des étapes, que rien n'est vain, que tout sert toujours, que l'essentiel est de progresser (ou de croire ça) sur sa trajectoire. Alors on est lucide. On a parfois envie de plus rien, de n'écrire plus jamais. Parce que personne n'est un robot programmé pour un truc, et qu'on se sent vide, épuisé. Que des textes sont tellement percutants que c'est désespérant. Parce qu'on porte cela très haut. Écrire ce n'est pas rien. On aura beau s'en défendre, on n'y croit pas. Parfois on n'y arrive pas. Le Mur dont parle Emaz. Toute cette impuissance du Mur, même quand on s'appelle Emaz, et ce n'est pas une posture de sa part, il n'a pas besoin d'être poseur, s'il l'a jamais été. Tu as tes raisons. Manquerait plus qu'on ne les entende pas !

Fabrice Farre : C'est fort, ce que dit Brigitte. C'est juste. Pas de pathos, pas de mystères jusqu'après-demain. Oui, les choses comme elles sont. Tu vois, Stéphane (tiens, je finis par te tutoyer, sans doute parce que Brigitte explique les choses du « tu » et que toi tu es dans le vouvoiement, à l'égard du poème, ou plutôt du « livre »), ton acharnement à dire « non, non, je ne comprends pas, ce n'est que du remplissage », etc. me laisse penser que quand même toutes ces choses te tracassent. Est-ce un oui inavoué ? Loin de moi l'idée de te convertir ! Je n'en ai ni le talent ni la prétention, je fais seulement ce que j'ai à faire. Je n'ai pas de conseils à donner, je m'y prendrais mal. On rejoint aussi l'idée de Francesco qui pose les choses un peu dans le même esprit au début de la conversation. Je crois, Stéphane, que tu auras gagné par ce Séminaire, la franchise de Brigitte et Francesco qui savent si simplement te confier les choses. C'est une grande chance, oui, je le crois sincèrement.

Cécile Guivarch : Ma petite idée par rapport au livre ou au poème. Je pense que chacun de nous peut écrire dans un but différent. Dans mon cas je n'écris pas des poèmes mais un recueil. Car j'ai tant de choses à dire sur un sujet qui me travaille que quand je commence à écrire j'ai déjà en tête tout un recueil. Que ce soit pour parler d'exil, de mes grands-parents durant le franquisme, etc. Et actuellement du travail des femmes, ou de l'évolution des correspondances à travers le temps et les nouvelles technologies. Bref, j'écris des recueils pensés et avec un fil conducteur. À l'intérieur ce ne sont pas des poèmes mais des fragments du poème. Mais je conçois que nous n'avons pas tous la même façon d'écrire. L'important n'est pas dans la mise en avant, dans le livre, etc., c'est plutôt de faire ce qu’on a à faire. Écrire. Chacun à son rythme, chacun à sa manière. Et de ne pas le faire seul. À compter d'un lecteur on peut dire que nous n'écrivons pas seul ! Après cela convient bien à certains. D'autres veulent aller plus loin. Et l'essentiel c'est de se sentir dans son élément.

Stéphane Bernard : La franchise de Brigitte et Francesco n'a pas attendu le Séminaire pour me parvenir, Fabrice. Je n'ai pas beaucoup de certitudes, mais la chance de tous vous avoir ici en est une grande et évidente.

Fabrice Farre : Je ne suis pas dans la confidence, Stéphane. Je me mêle certainement de choses qui sont personnelles. En tout cas, le plaisir est partagé.

Stéphane Bernard : Mais non mais non, Fabrice. Aucun souci.

Rodrigue Lavallé : Je pensais à un truc hier, à propos de faire un livre. Ou plutôt d'écrire des textes comme un ensemble (livre ou pas livre, hein), c'est que ça laisse sa chance à chacun des textes de porter une ramification potentielle qui pourra ou pas se prolonger dans un autre, jusqu'à épuisement du filon. En tout cas perso, envisager l'écriture comme ça plutôt que comme des éléments clos et épars m'a ouvert des perspectives que je ne soupçonnais pas avant de m'y essayer.

Éric Dubois : Je mets mes textes en avant sur les réseaux sociaux ; on me le reproche souvent, on me dit que je suis narcissique.

Rodrigue Lavallé : Éric, ça tient peut-être un tantinet aussi à tes selfies.

Thierry Roquet : En retrait. Question de tempérament.